L’Europe penche à droite : les calculs compliqués de Carney

Publié le 4 mai 2025 à 09:21

Mark Carney et la solitude stratégique du Canada

En avril dernier, le Canada a tourné une page. En élisant Mark Carney, technocrate au CV mondialement salué, les électeurs ont envoyé un message fort : il fallait un homme sérieux, modéré, crédible sur le climat et l’économie pour naviguer dans un monde en décomposition. Pourtant, à peine quelques semaines après son arrivée au pouvoir, le nouveau Premier ministre découvre une réalité plus brute : le Canada est seul. Et il le sera peut-être encore longtemps.

D’ailleurs, il est difficile de ne pas remarquer que le banquier britannique, formé dans les plus hautes sphères de la finance londonienne et new-yorkaise, appelé à "sauver" le Canada, n’est pas sans rappeler ces bons vieux aristocrates d’outre-Atlantique qu’on envoyait jadis dans les colonies pour "ramener de l’ordre" et "redresser la situation". Le vernis technocratique et la rhétorique verte ne suffisent pas à masquer ce vieux réflexe : quand ça va mal au Canada, on fait venir un Britannique bien élevé pour remettre les choses à leur place. Notre passé colonial ne disparaît jamais vraiment — il change juste de costume.

l y a quelques jours, le Premier ministre Mark Carney a annoncé une transformation majeure de l'économie canadienne, visant à renforcer la souveraineté économique du pays face aux tensions croissantes avec les États-Unis. Lors de sa première conférence de presse après sa victoire électorale, Carney a déclaré vouloir "prendre en main le destin économique" du Canada et a promis de lancer "la plus grande transformation de l'économie canadienne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale" 

Cette refonte économique comprend plusieurs axes :

  • Diversification des partenariats commerciaux : Réduire la dépendance économique envers les États-Unis en renforçant les relations commerciales avec l'Europe et l'Asie.

  • Renforcement de la souveraineté industrielle : Stimuler la production nationale et l'innovation pour diminuer la vulnérabilité aux perturbations extérieures.

  • Investissements dans les infrastructures et la défense : Augmenter les dépenses en infrastructures et en défense pour soutenir la croissance économique et la sécurité nationale.

  • Réformes fiscales : Réduire les dépenses gouvernementales tout en maintenant les transferts aux provinces et aux individus, avec l'objectif d'équilibrer le budget opérationnel sur plusieurs années .

Des alliés naturels… dispersés aux quatre coins du monde

Mark Carney incarne une vision centriste, verte et multilatérale du leadership. Il devrait donc, en théorie, pouvoir compter sur quelques partenaires partageant cette approche. C’est vrai, mais avec une nuance importante : ils sont peu nombreux, souvent isolés, et rarement influents à l’échelle globale.

  • En Australie, le travailliste Anthony Albanese reste un partenaire solide, avec qui il partage une vision climatique et économique.

  • En Chili, Gabriel Boric incarne un progressisme social proche des valeurs canadiennes.

  • Au Japon, Fumio Kishida, bien que plus conservateur, demeure un dirigeant raisonnable et multilatéral.

  • En Afrique du Sud, Ramaphosa pourrait être un relais pour repenser la coopération Nord-Sud.

Mais aucun de ces pays n’est une puissance de premier rang capable d’ancrer le Canada dans un nouveau bloc stratégique.

Le pari du vieux continent : fragile et risqué

Mark Carney a annoncé clairement vouloir resserrer les liens avec l’Europe, qu’il voit comme l’ultime bastion du progrès, de la rationalité et de l’ordre libéral. Mais le problème, c’est que l’Europe elle-même vacille.

Ses alliés potentiels en Europe ?

  • En Espagne, Pedro Sánchez (PSOE) reste au pouvoir grâce à une coalition fragile, mais demeure un social-démocrate pro-européen et progressiste.

  • En Portugal, Pedro Nuno Santos, fraîchement élu en 2024, représente une gauche moderne et compatible.

  • En Danemark, Mette Frederiksen, première ministre sociale-démocrate, incarne un pragmatisme nordique centré sur l’État social et la sécurité.

  • En Slovénie, Robert Golob (libéral-écologiste) pourrait offrir une convergence sur les enjeux climatiques.

  • Emmanuel Macron, en France, reste un partenaire symbolique pour Carney. Bien que centriste et affaibli, Macron partage une approche technocratique du pouvoir.

Mais malgré ces affinités individuelles, aucun de ces dirigeants ne dispose du poids nécessaire pour offrir à Carney un vrai bloc politique. Il manque un axe structurant, une vision commune. Et les grands pays pivots comme l’Allemagne et le Royaume-Uni sont englués dans des dynamiques internes hostiles à un rapprochement ambitieux avec le Canada.

Guerre commerciale USA–Chine : un Canada pris en étau

Pendant ce temps, le monde est à nouveau plongé dans une guerre commerciale frontale entre Washington et Pékin. Trump, de retour à la présidence, renforce les barrières tarifaires, menace les chaînes d’approvisionnement technologiques et pousse ses alliés à « choisir leur camp ».

Or, le Canada a été la cible d’ingérences chinoises importantes au cours des dernières années : pressions sur des parlementaires, influence dans les diasporas, espionnage économique, intimidation de dissidents. Malgré cela, Mark Carney s’est montré relativement réservé dans ses critiques envers le régime chinois, adoptant une posture perçue comme conciliante, voire favorable à une forme de coopération stratégique sur la finance et le climat.

Cette position ambiguë, dans le contexte d’un affrontement global USA–Chine, est périlleuse. Le Canada ne peut pas simultanément se distancier des États-Unis, son seul voisin, et jouer la carte d’un rapprochement tacite avec Pékin, sans se retrouver isolé, voire sanctionné.

Le grand paradoxe canadien : se détacher de notre seul voisin

Les électeurs canadiens ont choisi Carney précisément pour faire contrepoids à Trump. Deux hommes, deux visions du monde :
– D’un côté, un banquier climato-centriste, partisan de l’ordre multilatéral.
– De l’autre, un homme fort, protectionniste, méfiant envers les institutions et les traités.
Tout les oppose.

Mais il y a une donnée brute, incontournable : les États-Unis sont notre seul voisin, notre premier partenaire économique, notre principal allié historique.
Et Carney l’a dit haut et fort dès le début de son mandat : « La relation avec les États-Unis ne sera plus jamais la même. »
Ce type de déclaration n’est pas anodine — elle est dangereuse.

Encore plus troublant : la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, a déclaré ouvertement vouloir « se tourner vers d’autres puissances possédant l’arme nucléaire » pour contrebalancer la menace que représente Donald Trump.
Une déclaration lunaire, qui laisse perplexe tant elle ignore à la fois la géographie, la diplomatie et le bon sens. Qu’un gouvernement canadien envisage ouvertement de compenser la détérioration des liens avec les États-Unis par un « club nucléaire alternatif » donne la mesure de la dissonance stratégique dans laquelle nous nous enfonçons.

Conclusion : isolement stratégique dans un monde brutal

Carney arrive au pouvoir avec une vision claire et articulée. Mais dans un monde polarisé, la diplomatie ne se fait pas uniquement avec des intentions nobles. Elle se construit avec des blocs solides, des alliances durables, et parfois des compromis.

En coupant le lien privilégié avec Washington, tout en ne disposant d’aucun ancrage solide ailleurs, Carney expose le Canada à un isolement stratégique inédit. Il tente de se rapprocher de l’Europe, mais celle-ci chancelle. Il se montre conciliant avec la Chine, mais dans un contexte de guerre commerciale, cela peut être interprété comme un signal de faiblesse.

Et désormais, certains dans son gouvernement veulent même compenser cette fragilité en s’alignant militairement sur d’autres puissances nucléaires non précisées. Ce qui, à ce stade, tient plus du fantasme que de la géopolitique.

Le Canada, aujourd’hui, ressemble à un funambule sans filet. Un pays ouvert, progressiste, mais sans appui ferme. Et dans un monde de brutes, cela n’a jamais suffi.

— L’équipe de Sous le paillasson
Rien sous le tapis, tout sous la loupe

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