
Le 6 juin 2025, le gouvernement fédéral canadien a déposé le projet de loi C-5, intitulé One Canadian Economy Act. Sous ce titre rassembleur se cache une ambitieuse réforme en deux volets : d’une part, éliminer les barrières internes au commerce et à la mobilité de la main-d’œuvre entre les provinces ; d’autre part, créer un mécanisme d’approbation accélérée pour les projets d’infrastructure jugés d’intérêt national.
Cette loi, portée par le premier ministre Mark Carney, s’inscrit dans un effort de relance industrielle, de transition énergétique et de repositionnement stratégique face aux incertitudes géopolitiques mondiales. Mais derrière les promesses de prospérité et d’efficacité, de nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer des risques graves pour l’environnement, la démocratie et les droits autochtones.
Une économie plus intégrée, une main-d’œuvre plus mobile
La première moitié de la loi vise à supprimer ce que plusieurs qualifient de “barrières absurdes” au commerce interprovincial. Aujourd’hui encore, un plombier certifié au Manitoba peut difficilement exercer en Ontario sans reprendre des formations. Une entreprise qui vend des produits cosmétiques conformes au Québec peut se heurter à des normes différentes en Alberta. La Free Trade and Labour Mobility in Canada Act propose une règle claire : si un bien, service ou professionnel est conforme aux exigences d’une province, il sera désormais reconnu comme conforme à l’échelle fédérale.
Le gouvernement y voit une manière de renforcer l’autonomie économique du Canada dans un contexte où les menaces tarifaires américaines sont de retour. Cette harmonisation pourrait aussi permettre de réduire le coût de la vie en augmentant la concurrence, tout en atténuant la pénurie de main-d’œuvre qualifiée dans certaines régions.
Des projets d’intérêt national… mais à quel prix?
C’est toutefois la deuxième partie de la loi, le Building Canada Act, qui suscite les débats les plus vifs. Celle-ci permet au cabinet fédéral de désigner certains projets comme “projets d’intérêt national” (PIN), leur conférant un statut prioritaire pour une approbation rapide. Concrètement, cela signifie qu’un seul ministre pourra désormais coordonner l’ensemble des évaluations nécessaires — environnementales, économiques, sociales — au lieu de laisser la responsabilité aux agences spécialisées. En l’absence de réponse dans un délai fixé, l’approbation sera considérée comme tacitement accordée.
Officiellement, l’objectif est de réduire le délai moyen d’approbation de grands projets — qui dépasse souvent cinq ans — à moins de deux ans. Cela répond à une plainte récurrente des investisseurs dans les secteurs de l’énergie, des mines, du transport ou des technologies : trop de bureaucratie, pas assez de prévisibilité.
Mais en simplifiant, le gouvernement ne risque-t-il pas de diluer les garde-fous environnementaux?
Les risques écologiques d’un processus accéléré
Des groupes environnementaux comme Ecojustice, Équiterre ou la Fondation David Suzuki tirent la sonnette d’alarme : la désignation d’un projet comme PIN permettrait de court-circuiter des consultations publiques, d’ignorer certaines études d’impact, ou d’écarter des objections scientifiques. En s’appuyant sur une logique de “conditions” à respecter plutôt que sur une approbation globale, le fédéral pourrait autoriser la construction d’un oléoduc, d’un barrage ou d’un port industriel même si les conséquences sur la biodiversité, la nappe phréatique ou les écosystèmes locaux ne sont pas pleinement comprises.
Le cas du pipeline Northern Gateway, bloqué en 2016 après des années de débats, illustre bien la tension : sous le nouveau régime, ce genre de projet pourrait être ressuscité en contournant les étapes jugées “obstructives”. Le risque est donc de remplacer une gouvernance rigoureuse par un processus expéditif, dans un contexte où le Canada s’est déjà engagé à réduire ses émissions de GES de 40 % d’ici 2030.
Les droits autochtones à nouveau relégués?
La loi C-5 affirme inclure une obligation de “consulter les communautés autochtones affectées” par les projets d’intérêt national. Or, plusieurs représentants autochtones, dont le chef régional des Premières Nations de l’Ontario, dénoncent un manque total de mécanismes concrets dans le texte. L’expérience récente avec le projet de gazoduc Coastal GasLink, imposé malgré l’opposition des chefs héréditaires Wet’suwet’en, démontre à quel point la notion de “consultation” peut être vidée de sa substance.
En pratique, la loi pourrait autoriser des projets sur des terres non cédées, sans obtenir le consentement libre, préalable et éclairé des peuples concernés. Cela va à l’encontre non seulement de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, que le Canada a adoptée en 2021, mais aussi de ses engagements constitutionnels.
Centralisation et démocratie affaiblie
Un autre point de friction concerne la centralisation excessive du pouvoir entre les mains du Cabinet fédéral. En désignant un projet comme PIN, le gouvernement peut ignorer les objections des provinces, des municipalités ou des agences indépendantes. Cela soulève une question fondamentale sur l’équilibre des pouvoirs dans une fédération. L’idée que des projets massifs puissent être lancés sans véritable débat public, ni passage par le Parlement, inquiète plusieurs juristes et observateurs politiques.
De plus, en réduisant le rôle des agences comme l’Agence d’évaluation d’impact du Canada, la loi C-5 risque de miner la confiance du public dans le processus décisionnel, déjà mise à mal par des scandales environnementaux antérieurs.
Conclusion : une vision du progrès à deux vitesses
La loi C-5 illustre la volonté du gouvernement Carney de projeter une image de modernité et d’action rapide. En éliminant les doublons réglementaires et en débloquant certains projets gelés depuis des années, elle peut effectivement relancer l’économie canadienne dans un contexte d’instabilité mondiale. Mais ce progrès accéléré ne peut se faire au détriment de la démocratie participative, de la protection de l’environnement et du respect des droits ancestraux.
Tout dépendra de la manière dont cette loi sera appliquée. Sera-t-elle un levier de développement durable, au service d’un Canada plus fort et plus uni? Ou une porte d’entrée pour des projets imposés d’en haut, sans regard pour les voix locales et les écosystèmes fragiles?
La réponse viendra des amendements parlementaires, des mobilisations citoyennes et surtout de notre capacité collective à ne pas sacrifier le long terme sur l’autel de la vitesse.
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