
Pendant des siècles, la conquête de l’Empire aztèque a été racontée selon une perspective européenne : celle d’Hernán Cortés et de ses hommes, glorifiés comme de brillants conquérants. Pourtant, cette version officielle néglige un pan essentiel de l’histoire : celui des peuples autochtones eux-mêmes. L’épisode 266 du podcast L’Histoire nous le dira, s’appuyant notamment sur le livre Le Cinquième Soleil de Camilla Townsend, propose une relecture salutaire de cette période décisive, à travers le regard des Aztèques – ou plus justement, des Mexicas, comme ils se nommaient eux-mêmes.
Une société complexe, guidée par les dieux
Avant l’arrivée des Espagnols, les Mexicas formaient une société sophistiquée, fondée sur une vision cyclique du temps, une agriculture ingénieuse et une hiérarchie politique bien établie. Leur capitale, Tenochtitlan, fondée en 1325 sur une île marécageuse au milieu du lac Texcoco, était une cité grandiose de plusieurs centaines de milliers d’habitants. Ils cultivaient le maïs, les haricots et l’obsidienne – cette pierre volcanique essentielle à leur économie, à leurs armes et à leur mythologie.
Leur univers spirituel était structuré autour d’un panthéon de dieux comme Tezcatlipoca, Quetzalcoatl ou Tlaloc, et marqué par la croyance en des cycles de création et de destruction. Les sacrifices humains – souvent exagérés dans les récits occidentaux – étaient ritualisés et remplissaient un rôle à la fois symbolique, religieux et politique. Le fameux mythe des "guerres fleuries" en témoigne : des batailles menées pour capturer des prisonniers destinés aux rituels, mais aussi pour affirmer une domination symbolique sur leurs ennemis.
Une conquête qui n’aurait pas dû réussir
Comment une poignée de 500 Espagnols, mal ravitaillés et isolés, ont-ils pu vaincre un empire aussi puissant ? La réponse se trouve dans une série de facteurs convergents, souvent absents des récits eurocentriques : maladies, alliances autochtones, erreurs stratégiques et malentendus culturels.
Dès leur arrivée en 1519, les Espagnols suscitent une fascination mêlée d’inquiétude. Des rumeurs d’hommes étrangers circulaient déjà dans la région depuis plus d’une décennie. Moctezuma II, l’empereur mexica, choisit une stratégie d’apaisement : il offre de l’or, des esclaves, des vêtements. Mais Cortés n’est pas là pour négocier. Son objectif est la conquête, motivée par la gloire et l’enrichissement.
Un rôle souvent négligé est celui de Marina, aussi appelée La Malinche, une femme autochtone offerte à Cortés comme esclave, qui deviendra son interprète, sa conseillère et une pièce maîtresse dans sa stratégie. Elle comprend les rivalités entre les peuples de la région – notamment avec Tlaxcala, ennemi juré des Mexicas – et facilite des alliances décisives.
Le 18 octobre 1519, les Espagnols et les Tlaxcaltèques attaquent Cholula, un massacre préventif qui installe la terreur. Lorsque Cortés entre à Tenochtitlan en novembre, Moctezuma l’accueille selon les codes du respect diplomatique, mais les Espagnols en profitent pour s’emparer du pouvoir. Moctezuma est pris en otage dans son propre palais. Une cohabitation précaire s’installe.
Un malentendu prophétique ?
L’un des récits les plus célèbres entourant la conquête est celui selon lequel Moctezuma aurait cru que Cortés était le dieu Quetzalcoatl revenu parmi les siens. Ce mythe repose en partie sur une coïncidence étonnante : l’arrivée des Espagnols en 1519 tombe dans une année symbolique du calendrier nahua, appelée Ce Acatl (1 roseau), associée au retour cyclique de Quetzalcoatl, un dieu à la peau claire, barbu, et lié à l’Est – précisément la direction d’où venaient les Espagnols. Ces derniers, montés sur des chevaux inconnus des Mésoaméricains, armés d’acier et de feu, pouvaient effectivement susciter la stupeur.
Mais cette idée d’une confusion religieuse généralisée est aujourd’hui remise en question. Les sources autochtones contemporaines, notamment celles en nahuatl étudiées par Camilla Townsend, ne suggèrent aucune certitude de la part des Mexicas que Cortés était un dieu. Il s’agirait plutôt d’une reconstruction tardive, propagée par les Espagnols pour présenter leur conquête comme légitime et presque prédestinée. En réalité, Moctezuma semble avoir choisi la prudence, utilisant les codes diplomatiques de son époque pour éviter une confrontation directe, tout en tentant de cerner les intentions de ces étrangers aussi puissants qu’énigmatiques.
La trahison, la variole et la chute
En mai 1520, pendant l’absence de Cortés parti affronter une autre expédition espagnole, son lieutenant Pedro de Alvarado ordonne le massacre de prêtres et nobles mexicas lors d’un festival religieux. C’est la rupture. Le peuple se soulève. Moctezuma, désormais discrédité, meurt peu après – peut-être tué par les siens, peut-être assassiné par les Espagnols.
C’est le début de la débâcle. Le 1er juillet 1520, lors de la Noche Triste, les conquistadors tentent de fuir Tenochtitlan avec leur or, mais sont attaqués par les Mexicas : des centaines de soldats espagnols meurent, ainsi que des milliers d’alliés autochtones.
Mais l’espoir renaissant des Mexicas est vite anéanti. La variole, introduite par les Européens, ravage la population. On estime que près de 50 % des habitants de Tenochtitlan meurent en quelques mois. Affaiblis, affamés, les Mexicas subissent en 1521 un siège total par les Espagnols et leurs nombreux alliés indigènes. Leur dernier empereur, Cuauhtémoc, est capturé en août. L’Empire mexica s’effondre.
Un récit à réécrire
L’image des Aztèques comme un peuple cruel, sanguinaire et fanatique est largement issue des chroniques espagnoles, souvent écrites pour justifier la conquête et attirer le soutien de la Couronne. Pourtant, les textes nahuas, écrits en alphabet latin après la conquête, nous racontent une toute autre histoire : celle d’un peuple humble, spirituel, courageux, dévasté par une tragédie qu’il n’a pas comprise avant qu’il ne soit trop tard.
Camilla Townsend, dans Le Cinquième Soleil, s’appuie sur ces sources précieuses – souvent oubliées ou marginalisées – pour offrir une relecture bouleversante. Elle redonne une voix aux vaincus, non pour les idéaliser, mais pour restaurer une part d’humanité et de vérité dans un épisode fondateur du monde moderne.
📚 Pour aller plus loin :
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Camilla Townsend, Le Cinquième Soleil : Une nouvelle histoire des Aztèques (2020)
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🎙 Podcast L’Histoire nous le dira, épisode 266 : La conquête espagnole vue par les Aztèques, avec Martin Bérubé
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