
Comment une découverte accidentelle a mené à l’une des plus vastes contaminations chimiques de l’histoire moderne
En 1929, à Chicago, une vague de décès mystérieux à domicile a révélé un danger insoupçonné : les réfrigérateurs modernes tuaient silencieusement. Contrairement aux anciens modèles à glace, ces frigos utilisaient des gaz réfrigérants comme le méthyl-chlorure, un gaz incolore, quasi inodore, mais mortel s’il fuyait. D’autres appareils utilisaient des gaz inflammables, déclenchant parfois des incendies. Pour remédier à cette menace, la société DuPont s’est lancée dans la quête d’un gaz non toxique et non inflammable. C’est ainsi qu’en 1938, Roy J. Plunkett, un jeune chimiste, découvre par accident une poudre blanche au comportement étrange. Inerte, hydrophobe, résistante aux acides, aux bases et à la chaleur, cette substance était chimiquement presque indestructible. Elle sera nommée Téflon.
Le secret de cette résistance réside dans la liaison carbone-fluor, l’une des plus solides connues. Trop stable pour réagir, cette liaison confère au Téflon des propriétés uniques : rien ne colle à lui, rien ne l’attaque. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’armée américaine, confrontée à des problèmes de corrosion dans ses installations d’enrichissement d’uranium, adopte immédiatement ce nouveau matériau. DuPont le produit en quantité pour l’effort de guerre, mais se heurte à une difficulté : le processus de fabrication du Téflon, hautement exothermique, provoque parfois des explosions.
En 1951, DuPont collabore avec 3M pour ajouter un tensioactif spécial qui facilite la production : le PFOA, aussi appelé C8. Ce composé possède une queue fluorée hydrophobe et une tête hydrophile qui permet de stabiliser les bulles de gaz dans l’eau, évitant les réactions dangereuses. Grâce au PFOA, le Téflon peut être produit de façon sûre et appliqué sous forme de spray sur des surfaces métalliques rugueuses, où il adhère mécaniquement après chauffage.
À la fin de la guerre, DuPont commercialise le Téflon. D’abord réservé aux applications industrielles, il entre rapidement dans les cuisines avec les poêles antiadhésives. Le succès est immédiat. Puis viennent les vêtements imperméables, les moquettes antitaches, les emballages résistants à la graisse, les implants médicaux, et même les câblages spatiaux. Les produits contenant des PFAS (composés per- et polyfluoroalkylés) envahissent les foyers. Mais derrière cette apparente révolution domestique, un désastre sanitaire et environnemental se prépare.
Dès 1961, les chercheurs de DuPont observent des effets toxiques du C8 sur les rats : hypertrophie hépatique, lésions digestives, atteintes cérébrales. Des résultats similaires sont observés sur des chiens, puis sur des singes. Pourtant, rien n’est communiqué au public ni aux autorités. Le C8 est persistant, bioaccumulable, toxique à long terme, et se lie aux protéines du sang, circulant dans tout l’organisme. Il ressemble aux acides gras naturels, ce qui lui permet de s’introduire dans les systèmes biologiques sans résistance. Et il est pratiquement impossible à éliminer.
Dans l’usine de Washington Works, DuPont déverse chaque année des tonnes de C8 dans la rivière Ohio et dans des décharges à ciel ouvert, près de la ferme d’un éleveur nommé Earl Tennant. Celui-ci remarque rapidement des anomalies chez ses animaux : tumeurs, dents noires, malformations. Avec l’aide de l’avocat Rob Bilott, il découvre que l’eau de la région est contaminée par le C8. Après des années de procédures et l’analyse de dizaines de milliers de documents internes, une première victoire est remportée contre DuPont, suivie d’un règlement à l’amiable.
Mais le mal est fait. Le C8 est présent dans le sang de 99 % des Américains, à des niveaux préoccupants. Des études indépendantes concluent à un lien probable entre le C8 et six maladies : cancers des reins et des testicules, troubles thyroïdiens, cholestérol élevé, pré-éclampsie et atteintes immunitaires. Malgré ces résultats, l’industrie tarde à agir. Ce n’est qu’en 2015 que DuPont accepte de retirer progressivement le C8. Et lorsqu’il le fait, c’est pour le remplacer par un composé très similaire : le GenX. Moins long, légèrement modifié, mais tout aussi persistant et désormais aussi suspecté d’être cancérigène.
Le vrai problème, c’est que les PFAS ne désignent pas une seule molécule, mais une famille de plus de 14 000 composés, tous partagés par le même secret industriel : la liaison carbone-fluor. On les retrouve partout : dans l’eau de pluie jusqu’en Antarctique, dans les poissons, les oiseaux, les humains. Ils sont appelés « produits chimiques éternels » parce qu’ils ne se dégradent pas naturellement. Des échantillons de sang prélevés aux États-Unis dans les années 2000 montrent que personne n’y échappe. Même les bébés naissent déjà contaminés, via le placenta ou l’allaitement.
Aujourd’hui, le principal vecteur d’exposition reste l’eau potable. Même à des concentrations de quelques parties par trillion, ces substances s’accumulent dans le sang, atteignant rapidement des seuils de toxicité. Des régions proches de sites industriels ou de bases militaires, où les mousses anti-incendie fluorées sont utilisées, sont particulièrement touchées. L’alimentation est un autre facteur majeur : les emballages de fast-food, les sacs à popcorn, les revêtements de boîtes et les contenants imperméables migrent dans les aliments au contact de la chaleur.
Des cartes interactives montrent les zones les plus à risque, mais la transparence reste partielle. Ce n’est qu’en 2024 que l’EPA, aux États-Unis, a enfin fixé des limites légales strictes pour certaines de ces substances dans l’eau potable. Le seuil pour le PFOA et le PFOS a été abaissé à 4 parties par trillion. Pour comparaison, la limite pour le plomb est de 10 000. L’urgence sanitaire est donc bien réelle. Heureusement, des solutions existent : filtres à osmose inverse, résines à charbon actif, destruction thermique ou chimique. Des startups développent même des matériaux capables de capturer les PFAS dès leur émission en usine.
Mais le changement ne pourra venir que si la pression publique s’intensifie. Il faut interdire les PFAS dans les produits non essentiels : cosmétiques, textiles, emballages alimentaires. Protéger les femmes enceintes, les nourrissons, les pompiers. Et surtout, sortir de cette logique de substitution permanente — on ne résout pas un problème chimique en raccourcissant la molécule. Comme pour l’amiante, le plomb, ou les CFC, il faut rompre avec l’illusion de l’innocuité industrielle.
Le Téflon, au départ, a été créé pour sauver des vies. Mais mal encadré, ce « miracle chimique » est devenu un poison collectif, invisible et persistant. Il est temps d’en tirer les leçons, et de reprendre le contrôle sur ce que nous laissons entrer dans nos corps, nos sols, nos rivières — et notre avenir.
Sources
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U.S. Environmental Protection Agency, communiqué du 10 avril 2024.
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National Academies of Sciences, Engineering, and Medicine, Guidance on PFAS Exposure, Testing, and Clinical Follow-Up, 2022.
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Bilott, R. Exposure: Poisoned Water, Corporate Greed, and One Lawyer’s Twenty-Year Battle Against DuPont.
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The Guardian, « PFAS chemicals found in rainwater on every continent », 2022.
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C&EN (Chemical & Engineering News), « GenX causes same tumors as PFOA », 2022.
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Environmental Working Group, PFAS Contamination Map, 2024.
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The New York Times, « How DuPont Slipped Past the EPA », 2016.
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Dark Waters, film (2019), basé sur l’affaire Bilott v. DuPont.
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Veritasium, « The Teflon Toxin: DuPont and the Chemistry of Deception », vidéo documentaire.
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Journal of Exposure Science & Environmental Epidemiology, étude sur la transmission maternelle des PFAS, 2021.Merci
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