
Rima Hassan s’installe, et le débit est rapide. Trois heures d’entretien condensées en une seule voix qui refuse la caricature et tente de remettre un peu de droit et de mémoire dans un débat saturé de slogans. Le contexte, d’abord. Depuis le 7 octobre, le monde politique semble happé par une succession de drames et de polémiques qui tournent en boucle. Mais derrière les plateaux télé et les discours officiels, il y a les décisions des tribunaux, les votes à l’ONU, les gestes diplomatiques qui s’accumulent. C’est ce terrain qu’elle connaît, celui des chiffres, des dates, des résolutions, et qu’elle déplie sans relâche.
Elle commence par ce chiffre qu’on cite rarement : cent quarante-sept États sur cent quatre-vingt-treize membres de l’ONU reconnaissent désormais l’État de Palestine. C’est plus de soixante-quinze pour cent de la communauté internationale. Autrement dit, il ne s’agit pas d’une lubie militante ou d’une position marginale. C’est déjà la norme dans la majorité des capitales mondiales. Les annonces récentes de l’Espagne, de la Norvège, de l’Irlande et de la Slovénie en 2024 ont renforcé ce mouvement, et d’autres pays comme le Canada ou l’Australie ont commencé à évoquer publiquement leur intention de suivre. Dans les couloirs des Nations unies, ce n’est donc pas l’exception, mais la règle. Pourtant, malgré ces reconnaissances diplomatiques en cascade, rien ne change sur le terrain pour les Palestiniens.
La contradiction saute aux yeux lorsqu’elle cite l’Union européenne. Car si Bruxelles multiplie les discours en faveur de la paix et de la solution à deux États, l’UE reste le premier partenaire commercial d’Israël. Plus d’un tiers de ses échanges se font avec le Vieux Continent. L’écart est vertigineux entre l’humanisme proclamé et les milliards qui circulent. Elle insiste : le langage des résolutions a peu de poids face au langage des contrats. C’est ce décalage, dit-elle, qui entretient l’hypocrisie occidentale.
Très vite, le propos bascule vers le droit. Le 26 janvier 2024, la Cour internationale de justice, saisie par l’Afrique du Sud, a rendu une ordonnance historique. Pour la première fois, une juridiction internationale jugeait « plausible » le risque de génocide à Gaza et imposait des mesures conservatoires à Israël. Prévenir le génocide, garantir l’aide humanitaire, réprimer l’incitation à la haine, préserver les preuves : autant d’injonctions juridiquement contraignantes. Hassan rappelle que ce n’était pas un jugement final, mais un avertissement lourd de conséquences. À La Haye, la CIJ ne parle jamais à la légère.
Quelques mois plus tard, c’est la Cour pénale internationale qui a fait trembler les chancelleries. En mai 2024, le procureur Karim Khan a demandé des mandats d’arrêt visant aussi bien des dirigeants du Hamas que le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou et son ministre de la Défense Yoav Gallant. En novembre de la même année, une chambre préliminaire de la CPI a confirmé et émis ces mandats. Les juges ont estimé qu’il existait des motifs raisonnables de croire que ces responsables avaient commis des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. C’était une onde de choc. D’un coup, les mots « responsabilité pénale » ne concernaient plus seulement des combattants, mais aussi des chefs d’État et de gouvernement.
Pour Hassan, ces décisions changent tout. Car désormais, les États européens ne peuvent plus dire qu’ils ne savaient pas. Ils sont signataires du Statut de Rome, ils ont l’obligation de coopérer. La France, par exemple, aurait dû arrêter Netanyahou lors de ses déplacements. Elle ne l’a pas fait, préférant invoquer une immunité qui n’existe pas en cas de crimes graves. C’est là, dit-elle, que se mesure la faillite morale des dirigeants : brandir les principes du droit quand cela concerne d’autres pays, mais détourner le regard dès qu’il s’agit d’Israël.
Cette posture lui vaut de violentes attaques. Dans les médias, dans l’arène politique, elle est accusée d’« apologie du terrorisme ». Son tort, selon ses détracteurs : refuser la simplification. Car si elle condamne sans ambiguïté les crimes commis le 7 octobre contre des civils israéliens, elle refuse de les analyser hors contexte. Elle répète que le terrorisme ne naît pas dans le vide. Qu’il faut parler de l’occupation, du blocus, de la radicalisation d’une population enfermée depuis des décennies. Expliquer n’est pas excuser. Et c’est ce travail de contextualisation qui lui vaut d’être convoquée par la justice française.
À l’écouter, on comprend que l’enjeu n’est pas seulement juridique ou diplomatique, mais aussi symbolique. Il y a une volonté d’interdire certains mots, certains cadres d’analyse. Comme si condamner ne suffisait pas, comme si comprendre devenait en soi un crime. C’est cela qu’elle conteste : la mise au ban d’une grille de lecture pourtant indispensable si l’on veut briser le cercle de la violence. Elle cite des historiens, des chercheurs, des rapports d’ONG pour montrer que sa position n’a rien d’isolée. Elle parle d’Ilan Papé, de Henry Laurens, d’Amnesty International et de Human Rights Watch. Tous, à leur manière, ont documenté la situation comme relevant d’un régime d’apartheid.
Dans ses phrases, une tension traverse tout : celle d’une femme qui sait qu’elle marche sur une ligne étroite, mais qui refuse de céder au confort des slogans. Elle dit : condamner les crimes d’un jour ne peut pas effacer des décennies d’oppression. On peut dénoncer les violences du Hamas et en même temps parler du droit international, de l’occupation, des colonies. Ce n’est pas contradictoire, c’est la seule manière d’être fidèle aux faits.
Au fil de la conversation, Rima Hassan revient avec insistance sur l’Europe. C’est là que tout se joue, dit-elle, non pas dans les tribunes solennelles de l’ONU, mais dans les ports d’Anvers, les banques de Francfort, les labos de recherche à Paris ou Berlin. L’Union européenne reste le premier partenaire commercial d’Israël, représentant plus d’un tiers de ses échanges de marchandises. Les flux sont immenses : high-tech, agriculture, armement, coopération universitaire. Elle rappelle que l’accord d’association entre l’UE et Israël offre des préférences tarifaires considérables, un privilège qui n’est assorti d’aucune condition sérieuse de respect du droit international humanitaire.
Elle ne nie pas l’importance des gestes diplomatiques. Que l’Espagne ou la Norvège reconnaissent officiellement la Palestine n’est pas anodin. Mais, dit-elle, ces annonces n’ont pas le poids de milliards d’euros d’échanges qui se poursuivent chaque année. La comparaison avec l’Afrique du Sud s’impose. Dans les années quatre-vingt, ce sont les sanctions économiques, le boycott, le retrait des investissements qui ont brisé l’apartheid. Aujourd’hui, face à Israël, rien de tel. Au contraire, les échanges se renforcent, les coopérations scientifiques se multiplient, comme si le droit international n’était qu’une variable secondaire.
C’est ici qu’elle revient sur un souvenir plus personnel, celui de la flottille pour Gaza. Loin des conférences diplomatiques, elle choisit d’embarquer sur un voilier civil avec une poignée de militants. Douze personnes, parmi lesquelles Greta Thunberg, partie de Catane en Sicile avec un objectif simple : forcer l’attention sur le blocus de Gaza en tentant une traversée symbolique. « On savait que le bateau serait intercepté, mais il fallait le faire », explique-t-elle. Le message était clair : en droit maritime international, il n’existe pas d’interdiction pour un couloir humanitaire.
Le voilier n’atteindra jamais Gaza. Intercepté en haute mer par la marine israélienne, il est arraisonné et conduit de force au port d’Ashdod. Hassan raconte les heures qui suivent : la détention, les interrogatoires, l’humiliation. Elle se souvient avoir été mise à l’isolement pour avoir écrit « Free Palestine » sur un mur de cellule. Elle insiste sur cette scène, comme si elle concentrait en un seul geste l’absurdité de la situation : on peut être détenu, puni, simplement pour avoir inscrit trois mots qui sont pourtant la revendication officielle de 147 pays de l’ONU. Elle en tire une leçon : l’Europe peut bien parler de droit, mais dans la pratique, ce sont des citoyens anonymes qui se risquent à l’incarner.
Cette flottille n’était pas une opération militaire, mais un acte de désobéissance civile. Elle voulait démontrer que le blocus n’est pas seulement une question stratégique, mais une violation quotidienne du droit humanitaire. Les convois humanitaires par la mer ne sont pas une nouveauté. Déjà, en 2010, la « Flottille de la liberté » avait tenté de briser le blocus. À l’époque, l’assaut israélien contre le Mavi Marmara avait fait neuf morts, provoquant un tollé international. Quinze ans plus tard, les bateaux continuent de lever l’ancre, moins médiatisés, mais porteurs du même message : la mer Méditerranée n’appartient pas à une armée, et l’accès humanitaire ne peut être monopolisé.
Pour Hassan, cette expérience personnelle éclaire un paradoxe. Les institutions européennes s’enferment dans une rhétorique figée, mais des citoyens, parfois des figures médiatiques comme Thunberg, rappellent au monde qu’il existe un autre chemin : celui de l’action directe non violente. La flottille ne change pas le rapport de force militaire, mais elle brise le mur du silence. Et chaque interception illégale en haute mer est une preuve supplémentaire devant les juridictions internationales.
De retour en Europe, elle retrouve un autre front, celui des médias. Chaque mot est scruté, chaque phrase peut devenir une arme. L’accusation d’« apologie du terrorisme » revient comme un refrain. Elle lève les yeux au ciel en en parlant. « On ne me reproche pas d’avoir excusé des crimes, on me reproche de les avoir replacés dans leur contexte », dit-elle. Elle raconte les convocations, les plaintes, les interviews coupées au montage. Et elle insiste sur la dérive : analyser devient suspect, comprendre devient un crime.
Elle cite Amnesty International et Human Rights Watch, qui parlent tous deux d’un régime d’apartheid en Palestine. Elle rappelle les travaux de l’historien Ilan Papé ou de Henry Laurens, qui documentent depuis des décennies la mécanique coloniale. Et pourtant, lorsqu’elle reprend ces analyses, elle devient « radicale ». Comme si la radicalité ne résidait pas dans les bombardements massifs, dans les colonies illégales, mais dans les mots de ceux qui les décrivent.
Le procès médiatique, dit-elle, vise à isoler. On enferme dans une case, on colle une étiquette. « Apologie du terrorisme », « complaisance », « radicalité ». Ces mots servent à délégitimer, pas à débattre. Elle raconte comment, après certaines émissions, des proches lui envoient des messages inquiets. « Tiens bon », « courage ». Comme si participer au débat public était déjà un acte de résistance.
Au-delà de son cas personnel, elle y voit une tendance lourde. Le débat français, et européen plus largement, se durcit. Les marges de discussion se rétrécissent. Tout ce qui dépasse du consensus est ramené dans le champ pénal. « On ne peut pas criminaliser la complexité », répète-t-elle. Elle dit cela comme un leitmotiv, une ligne de conduite. Car pour elle, la politique est précisément l’art de tenir ensemble des vérités contradictoires : condamner les crimes terroristes et dénoncer l’occupation, refuser la violence et refuser l’oubli.
Ce qu’elle met en cause, ce n’est pas seulement une politique étrangère, mais une culture politique. Celle qui préfère les slogans aux analyses, les postures aux engagements. Elle dit que la France s’enferme dans une hypocrisie dangereuse : en première ligne pour dénoncer la Russie à la CPI, en première ligne pour sanctionner l’Iran, mais soudain muette quand les juges visent Israël. Ce double standard, dit-elle, tue la crédibilité internationale. Il nourrit la colère des peuples et fragilise le droit lui-même.
Au fil de l’entretien, l’émotion remonte. Quand elle parle des détenus palestiniens, des familles séparées, des blocus qui durent depuis seize ans, sa voix se brise un instant. Elle raconte des visites de terrain, des enfants qui n’ont jamais vu la mer alors qu’ils vivent à quelques kilomètres de la côte. Elle dit que ces histoires, elle les garde pour ne pas oublier pourquoi elle se bat. Car dans les débats techniques, les chiffres, les résolutions, il est facile de perdre de vue l’essentiel : des vies humaines prises au piège.
Ce contraste, entre le langage froid des institutions et la réalité brûlante des existences, est au cœur de son combat. L’Europe parle de droit, mais ferme les yeux sur ses propres responsabilités. Des militants embarquent sur des voiliers pour rappeler au monde qu’il existe une autre voie. Et ceux qui essaient de tenir un discours nuancé sont attaqués, poursuivis, menacés. Voilà le paysage qu’elle décrit, sans pathos mais avec une lucidité glacée.
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