
Alors que le Québec traverse une nouvelle période de négociation tendue avec les fédérations médicales, un aspect fondamental du débat reste largement absent de la couverture médiatique : le fonctionnement réel de la rémunération des médecins québécois.
Derrière les discours sur le manque de médecins, les listes d’attente et les pénuries en première ligne se cache un système de rémunération et de fiscalité d’une sophistication remarquable. Un système où la facturation à la RAMQ, l’incorporation fiscale, et des règles de fonctionnement favorables permettent aux médecins d’obtenir des revenus nets difficilement comparables à ceux d’autres professionnels du secteur public ou même d’autres professions libérales.
Ce système concerne l’ensemble des médecins : qu’ils soient en GMF, en cabinet privé, en CLSC, en CHSLD ou dans les hôpitaux, omnipraticiens comme spécialistes.
Le salaire moyen d’un médecin de famille québécois dépasse aujourd’hui largement les perceptions populaires. Si beaucoup croient encore qu’un médecin de famille gagne autour de 150 000 $ ou 200 000 $ par an, les dernières données indiquent plutôt un revenu brut moyen de facturation à la RAMQ de l’ordre de 280 000 $ à 310 000 $ par an. Dans certains milieux, notamment en GMF ou en cabinet optimisé, on observe régulièrement des revenus de 350 000 $ à 400 000 $.
Les spécialistes, eux, atteignent des niveaux encore supérieurs : la moyenne de facturation annuelle tourne autour de 450 000 $ à 500 000 $, avec de nombreuses spécialités (radiologie, chirurgie, anesthésie) dépassant allègrement les 600 000 $ à 700 000 $ par an.
Ces revenus sont constitués d’actes facturés à la RAMQ et d’une multitude de majorations : primes de disponibilité, suivi de clientèle vulnérable, appels en garde, rémunérations additionnelles pour le travail en hôpital, en soins palliatifs ou en CHSLD. En pratique, le médecin québécois n’a qu’un seul payeur : l’État, via la RAMQ.
Au-delà des revenus bruts, le facteur le plus transformateur est l’incorporation. Depuis 2007, les médecins ont obtenu le droit de s’incorporer, ce qui leur confère des avantages fiscaux considérables. Un salarié du public qui gagnerait 400 000 $ par an paierait environ 53 % d’impôt combiné sur sa tranche supérieure. Un médecin incorporé peut laisser une grande part de ses revenus dans sa société, imposée à un taux corporatif de 12 % à 26 %, et se verser des dividendes optimisés.
En lissant son revenu dans le temps, en optimisant la répartition entre salaires et dividendes, et en profitant de déductions corporatives possibles, un médecin peut ramener son taux effectif d’imposition à environ 30 % à 38 %. La possibilité de fractionner du revenu avec un conjoint, autrefois utilisée, est aujourd’hui largement encadrée et ne constitue plus une stratégie généralisable.
Le résultat est frappant : un médecin incorporé conserve entre 60 000 $ et 100 000 $ de plus net par an qu’un salarié qui aurait le même revenu brut. Et tout cela dans un cadre où l’essentiel de son activité est financé par l’État.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les médecins terminent leur formation avec un endettement relativement modéré. Les études de médecine, longues, sont largement subventionnées. De plus, les résidents touchent un salaire dès la phase de spécialisation, ce qui limite fortement leur endettement final. Le contraste est net avec les dentistes, par exemple : ces derniers doivent assumer eux-mêmes l’intégralité du coût de leur formation, en plus d’investir des centaines de milliers de dollars dans leur équipement de cabinet et leur matériel professionnel.
Les médecins, eux, débutent leur pratique avec peu de frais fixes. En GMF, en CLSC, en CHSLD ou en milieu hospitalier, les locaux et l’infrastructure sont financés par le réseau public. Même en cabinet privé, les coûts d’installation sont relativement faibles comparativement à d’autres professions.
Un autre aspect peu connu tient aux obligations réelles de disponibilité. Lors d’une entrevue récente, l’ex-ministre de la Santé Gaétan Barrette soulignait que les plages horaires offertes par les médecins de première ligne restent faibles les vendredis, les lundis et les fins de semaine, précisément les jours où la demande est la plus forte. Dans les GMF comme ailleurs, il est plus avantageux pour un médecin de concentrer ses actes facturables en semaine que de répondre à la demande en dehors des heures standards.
Ce phénomène s’étend aussi aux médecins spécialistes. L’organisation du travail dans les hôpitaux favorise la maximisation des actes facturables en journée. Le système est ainsi conçu : les incitatifs financiers poussent à optimiser les revenus, pas nécessairement à maximiser l’accès ou la disponibilité pour la population.
Nous sommes donc face à un paradoxe : des médecins structurés fiscalement comme des entrepreneurs incorporés, opérant dans un environnement largement subventionné, avec des risques faibles, une protection professionnelle élevée, et des obligations de disponibilité souples.
Dans le contexte actuel des négociations entre le gouvernement du Québec et les fédérations médicales, cet écart entre la réalité vécue par les médecins et la perception publique mérite d’être mis sur la table. Le gouvernement cherche à revoir les modalités de rémunération et à limiter certains abus. En toile de fond, se pose aussi la question : faut-il maintenir un tel avantage fiscal pour des professionnels dont l’activité est financée à plus de 95 % par les fonds publics ?
Tant que ce débat restera éclipsé par des slogans simplistes sur les "salaires des médecins", il sera impossible de rétablir un rapport plus équilibré entre les attentes de la population et les privilèges consentis.
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