Médecins du Québec : comment l’État leur a accordé le droit de s’incorporer

Publié le 10 juin 2025 à 21:42

Depuis 2007, les médecins québécois ont obtenu le droit de s’incorporer, un avantage fiscal majeur qui leur permet de réduire leur impôt et de lisser leurs revenus. Ce privilège, négocié dans un contexte politique tendu, continue aujourd’hui de peser lourd dans le modèle de rémunération médicale — au point d’être devenu un tabou politique. Retour sur une concession que personne ne veut rouvrir.

Dans le débat sur la rémunération des médecins au Québec, un élément clé est rarement expliqué au public : le fait qu’aujourd’hui, l’écrasante majorité des médecins exerce sous forme de société incorporée, ce qui leur confère des avantages fiscaux considérables. Et pourtant, ce droit n’a pas toujours existé. Il a été accordé en 2007, à l’issue d’une négociation politique et syndicale qui a marqué un tournant dans l’histoire du financement des soins.

Jusqu’au milieu des années 2000, les médecins québécois n’avaient pas le droit de s’incorporer lorsqu’ils exerçaient dans le cadre du régime public. La logique était simple : un médecin payé massivement par des fonds publics ne devait pas pouvoir utiliser le statut de société pour échapper à l’impôt progressif applicable aux salariés et travailleurs du réseau.
Il s’agissait d’éviter des inégalités fiscales avec les autres professionnels de la santé (infirmières, pharmaciens, psychologues du public) et de préserver une certaine cohérence avec la mission publique du système de santé.

Pendant ce temps, les avocats, notaires ou dentistes, exerçant de manière réellement privée et assumant des risques entrepreneuriaux, avaient ce droit.

Il faut aussi rappeler que les médecins québécois ne sont pas de simples professionnels isolés. Ils sont représentés par de puissants syndicats professionnels, reconnus par la Loi sur les syndicats professionnels, qui jouent un rôle central dans les négociations avec l’État. La FMOQ (Fédération des médecins omnipraticiens du Québec) représente plus de 10 000 médecins de famille, la FMSQ (Fédération des médecins spécialistes du Québec) regroupe environ 11 000 spécialistes, et la FMRQ (Fédération des médecins résidents du Québec) défend les quelque 4 000 résidents. Ces fédérations ont un poids politique majeur et sont les interlocuteurs exclusifs du gouvernement en matière de rémunération médicale.

Le tournant s’est produit en 2007. À l’époque, le gouvernement de Jean Charest, avec Philippe Couillard comme ministre de la Santé, devait faire face à de fortes pressions des fédérations médicales. Les médecins réclamaient des hausses tarifaires importantes, dénonçant un "retard fiscal" du Québec par rapport à l’Ontario, où les médecins pouvaient déjà s’incorporer.

Du côté de l’État, les finances publiques étaient serrées, et il était politiquement risqué d’accorder des hausses tarifaires trop visibles. C’est alors qu’un compromis a émergé : plutôt que d’augmenter massivement les tarifs, le gouvernement a accepté d’autoriser l’incorporation des médecins.
Ce geste visait à pacifier les relations avec les fédérations, à offrir un gain tangible aux médecins et à limiter l’impact budgétaire immédiat, tout en s’alignant sur l’Ontario pour éviter un exode professionnel.

Il faut bien comprendre que ce choix n’était pas le fruit d’une réflexion sur le financement des soins, mais un geste politique pur et simple, pour "acheter la paix" dans un contexte de négociation difficile.

Le raisonnement était clair : nous leur donnons un avantage fiscal qu’ils iront chercher eux-mêmes, sans que nous ayons à l’assumer directement dans le budget de la santé.

Ce qui était censé être un compromis temporaire est devenu un pilier du modèle québécois. Aujourd’hui, plus de 90 % des médecins admissibles sont incorporés. Cela leur permet de réduire leur taux d’imposition effectif, de lisser leurs revenus dans le temps, de planifier leur fiscalité de manière optimisée.

Pour l’État québécois, cela représente des centaines de millions de dollars par an de manque à gagner fiscal. Et personne n’ose aujourd’hui remettre ce droit en question : les fédérations médicales sont bien conscientes de la force de cet acquis, et tout gouvernement craindrait de raviver un conflit majeur en tentant de le limiter.

Et c’est là que le piège se referme. On entend aujourd’hui cet argument circuler dans les couloirs : "Si on enlève cet avantage, les médecins vont se tourner massivement vers le privé pour compenser, et on risque de déstabiliser le réseau public." Mais il faut bien le dire : si le gouvernement ne leur avait pas accordé cet avantage en premier lieu, nous ne serions pas prisonniers de cette logique. C’est le gouvernement lui-même qui a créé ce rapport de force en 2007, et qui se retrouve aujourd’hui otage d’une concession fiscale qu’il ne contrôle plus.

Le discours implicite des fédérations est limpide : "Touchez à notre fiscalité, et nous irons ailleurs." Le problème est que cette arme de négociation ne devrait même pas exister. Si le Québec avait maintenu sa doctrine initiale — un médecin massivement financé par l’État ne peut pas bénéficier d’une fiscalité d’entrepreneur privé — il n’y aurait pas aujourd’hui ce levier de chantage silencieux.

En cinq dates clés, on comprend comment cet avantage s’est installé :

1969-1970 : adoption de la Loi sur l’assurance maladie du Québec. Le modèle public interdit alors l’incorporation des médecins.

Années 1990-2000 : pressions croissantes des fédérations pour obtenir l’harmonisation avec l’Ontario.

2006 : négociations tarifaires difficiles entre le gouvernement Charest et les fédérations médicales.

2007 : le gouvernement accorde le droit d’incorporation en échange d’une modération des hausses tarifaires.

Depuis 2007 : l’incorporation devient la norme dans le milieu médical québécois.

Aujourd’hui, le droit d’incorporation est devenu un acquis syndical déguisé en réforme fiscale. Il permet aux médecins de dégager des revenus nets bien supérieurs, même à revenu brut égal, par rapport à d’autres professionnels du réseau. Et il sert désormais d’outil de pression pour dissuader toute tentative de réforme.

Tant que cet enjeu restera caché derrière le rideau des négociations tarifaires, le public continuera d’ignorer l’un des principaux leviers fiscaux dont bénéficient les médecins québécois — un levier que bien peu d’autres professionnels peuvent se permettre.

Le gouvernement a créé ce problème. Il devra tôt ou tard avoir le courage de l’affronter.

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