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Au cœur des débats éthiques les plus contemporains, le Québec vient de décrocher un titre pour le moins troublant : celui de la juridiction où l’aide médicale à mourir (AMM) est la plus fréquemment pratiquée au monde. En 2022, plus de 7 % des décès dans la province étaient attribuables à cette procédure. À l’échelle canadienne, cela représente plus du tiers de tous les cas d’AMM enregistrés dans le pays. Le Québec devance ainsi la Belgique et les Pays-Bas, pourtant précurseurs dans ce domaine.
À première vue, cette statistique pourrait refléter un progrès sociétal : une reconnaissance accrue du droit de mourir dans la dignité. La province se targue d’avoir été pionnière au pays, légalisant l’AMM dès 2014, deux ans avant le gouvernement fédéral. La procédure est désormais bien encadrée, considérée comme un soin à part entière, intégrée dans l’offre de services de santé publique.
Mais cette avance est-elle vraiment un signe de maturité collective, ou plutôt le symptôme d’un système de santé à bout de souffle ?
Selon les données de la Commission sur les soins de fin de vie, le Québec a recensé 5 601 aides médicales à mourir en 2023. Un nombre en constante augmentation depuis l’introduction du cadre légal. Ce qui étonne, c’est la rapidité de la progression. En 2016, seulement 494 personnes y avaient eu recours. En moins de dix ans, les chiffres ont été multipliés par plus de dix. À ce rythme, certains spécialistes craignent que la procédure, conçue à l’origine comme un dernier recours, devienne peu à peu une solution banalisée à la souffrance, voire à la solitude.
Car derrière les chiffres, il y a les trajectoires de vie, les contextes, les impasses. Plusieurs rapports révèlent que des patients choisissent l’AMM faute d’accès à des soins palliatifs convenables, ou parce qu’ils se sentent être un fardeau pour leurs proches. D’autres vivent avec une maladie chronique sans issue, mais aussi sans réel soutien. Dans une entrevue accordée au New York Times, le médecin québécois Dr Georges L’Espérance déclarait que certains patients, bien que techniquement admissibles, exprimaient surtout un désespoir social, un sentiment d’abandon, un isolement profond.
Est-ce cela, le progrès ?
Dans un rapport du Special Joint Committee on Medical Assistance in Dying déposé en février 2023, on note que de nombreux intervenants s’inquiètent de la normalisation de l’AMM, en particulier chez les populations vulnérables. La question se pose aussi pour les personnes vivant avec un handicap, les malades mentaux, ou encore les personnes âgées économiquement précaires. Dans un système où l’accès aux soins est inégal, où les listes d’attente s’allongent et où les ressources manquent, l’option de mourir peut apparaître plus accessible que celle de vivre dans la dignité.
Certains y voient une dérive. Le chroniqueur Andrew Coyne, dans un article pour le Globe and Mail, allait jusqu’à parler d’un « échec collectif » lorsque l’AMM devient la solution la plus rapide, la plus efficace, ou la moins coûteuse. Car oui, il faut aussi aborder la question taboue des coûts. Dans une perspective budgétaire, l’AMM coûte bien moins cher que des années de soins complexes. Est-il possible qu’un système exsangue finisse par favoriser inconsciemment cette option ?
Le Québec a beau encadrer l’AMM par des critères stricts, les glissements sont possibles. D’autant plus que le débat évolue rapidement. Jusqu’en 2021, la mort naturelle devait être raisonnablement prévisible. Cette exigence a été levée. Une expansion vers les troubles mentaux était prévue pour 2024, mais a été suspendue à la dernière minute, face aux inquiétudes croissantes.
La Commission des soins de fin de vie, chargée d’évaluer les pratiques, se veut rassurante. Elle note que la majorité des cas respectent les balises, et que les patients expriment un désir clair, constant et libre. Mais peut-on véritablement parler de liberté de choix quand tant d’options sont hors de portée pour les plus fragiles ?
Le Québec avance, sans aucun doute. Mais il avance sur une ligne de crête. Trop souvent, le débat public s’arrête à une opposition binaire : pour ou contre l’aide médicale à mourir. Or, la véritable question est ailleurs. Dans quelle société voulons-nous vieillir, souffrir, et mourir ? Dans un État qui offre tous les soins, tout l’accompagnement, et fait de l’AMM un dernier recours réfléchi ? Ou dans un système sous-financé, débordé, où mourir devient, par défaut, l’option la plus accessible ?
Ce record mondial soulève moins une fierté qu’une alarme. Et il revient à tous – citoyens, médecins, élus – de se demander ce qu’il dit de notre humanité collective.
Sources :
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Commission sur les soins de fin de vie (Québec) – Rapport annuel 2022-2023
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Comité mixte spécial sur l’AMM – Rapport final, février 2023
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The New York Times, "Where Dying Is Deemed a Medical Treatment", 2022
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Globe and Mail, Andrew Coyne, "Canada is normalizing assisted suicide", 2022
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Radio-Canada, "Le Québec champion mondial de l’aide médicale à mourir", 2024
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Statistique Canada – Données sur les décès médicaux assistés, 2022–2023
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