
Chaque année, Montréal rayonne à l’international. Festivals, concerts, gastronomie, événements de prestige comme le Grand Prix attirent des milliers de visiteurs. L’image d’une ville vibrante, festive, moderne. Pourtant, derrière cette façade se cache un tout autre visage. Un visage sombre, enfoui dans les ruelles discrètes des motels, dans les corridors aseptisés des hôtels de luxe, dans les algorithmes invisibles des réseaux sociaux. À l’occasion du Grand Prix, Montréal devient, selon les mots de Maria Mourani, « le Bangkok de l’Amérique du Nord ». L’ancienne députée fédérale, criminologue de formation et spécialiste reconnue du crime organisé, dresse dans une entrevue percutante au podcast Pour de vrai un portrait effarant du proxénétisme à Montréal, en particulier durant cette semaine critique où l’industrie du sexe connaît un pic d’activité.
À ses yeux, le Grand Prix est l’Eldorado des proxénètes. Tout est orchestré : les déplacements, les réservations, les complicités logistiques. Le trafic humain ne s’improvise pas, il s’organise. « Ici, on achète une fille comme on commande une pizza. On a tout. Tous les âges », affirme-t-elle sans détour. Des jeunes femmes sont convoyées depuis Toronto, Ottawa, voire les États-Unis. On les transporte en voiture, c’est plus discret. Les proxénètes évitent l’aéroport. Une fois à Montréal, elles sont logées n’importe où. Du plus miteux des motels jusqu’aux penthouses les plus luxueux, chaque lieu devient une chambre d’exploitation.
L’âge moyen des victimes ? Quatorze ans. « À 23 ans, tu es déjà trop vieille pour le marché », explique Mourani. Ce chiffre glace le sang. Il révèle que l’industrie du sexe n’est pas seulement une affaire d’adultes consentants, comme certains veulent le faire croire. C’est un marché structuré autour de la jeunesse, de l’innocence brisée. Les jeunes filles sont recrutées en ligne. À 90 %, dit-elle, via les réseaux sociaux. Les proxénètes utilisent plusieurs profils pour entrer en contact, flatter, séduire. Ce sont des stratèges. Ils ne naissent pas proxénètes, ils le deviennent. Ils utilisent des méthodes éprouvées : d’abord la séduction, ensuite l’isolement, enfin la terreur.
La victime croit avoir trouvé l’amour. Un prince charmant qui lui promet une vie meilleure. Mais ce n’est qu’un piège. Petit à petit, on la coupe de sa famille, de ses amis. Elle devient dépendante, psychologiquement prisonnière. Et lorsque la séduction ne suffit plus, les menaces apparaissent. « Si tu désobéis, c’est ta petite sœur qui va payer. » La peur s’installe. Et pour tenir le rythme, on drogue les filles. « Elles reçoivent de l’ecstasy pour ne pas dormir. Certaines tiennent cinq jours d’affilée. » Pendant le Grand Prix, certaines doivent satisfaire jusqu’à 25 clients en une seule journée. Les tarifs explosent, les files d’attente s’allongent dans les hôtels. La demande dépasse l’entendement.
Mais le plus terrible reste invisible. Il se passe à l’intérieur. La victime finit par se détacher de son corps. « Je suis comme un zombie. Je me lave sans ressentir mon corps », confie l’une d’elles. C’est un mécanisme de survie. Une forme de déconnexion mentale pour supporter l’insupportable. Au début, certaines se disent libres, affranchies. « Je fais de l’argent, je suis mon propre boss. » C’est une illusion. Une programmation mentale. Mais cette illusion s’effondre. Le traumatisme remonte. Crises d’angoisse, dissociation, cauchemars.
Et les prostitueurs ? Sont-ils tous des bourreaux ? Maria Mourani nuance. Elle distingue plusieurs profils : certains hommes sont incapables d’entretenir des relations affectives normales. D’autres cherchent à assouvir des fantasmes violents. Et certains, plus graves encore, sont de véritables pédocriminels qui profitent de failles juridiques. Lorsqu’un homme paie pour une fille de 15 ans, il est accusé d’avoir acheté les services sexuels d’une mineure, et non d’agression sexuelle. Pour Mourani, c’est une aberration. Une hypocrisie légale qui protège davantage les agresseurs que les victimes.
Cette hypocrisie traverse toute la société. Lorsqu’une mineure est exploitée, on parle de traite. Mais lorsqu’il s’agit d’une adulte, on invoque la notion de choix. Pour Maria Mourani, cette distinction est fallacieuse. « Ce n’est pas un travail. C’est de l’exploitation sexuelle. » Elle plaide pour une application complète du modèle nordique, adopté partiellement au Canada depuis 2014, qui criminalise l’achat de services sexuels mais non la prostitution elle-même. Elle salue le courage de la Suède, qui a osé dire : aucune femme ne choisit d’être exploitée. Et pourtant, au Canada, on finance encore des organismes qui perpétuent l’idée que la prostitution est une option comme une autre. Selon elle, c’est une immense hypocrisie.
Pourquoi rien ne change ? Parce que ce système arrange trop de monde. Le Grand Prix est une vitrine mondiale. Il attire des millions, génère des retombées économiques considérables. Mais qui ose pointer du doigt l’envers du décor ? Certainement pas les hôteliers. « Le personnel qui dénonce se fait parfois dire de se taire. Ce sont des clients trop importants. » Et les organisateurs du Grand Prix ? « Ils disent que ce qui se passe sur Crescent Street ne les regarde pas. » Ce déni de responsabilité est symptomatique.
Alors, que faire ? Pour Maria Mourani, la solution viendra d’en bas. Pas des élites, ni des politiciens, mais des citoyens. Des fans, des commanditaires, des spectateurs. Il faut faire pression. Exiger des comptes. Réclamer que le Grand Prix cesse d’être un aimant à exploitation. « Tu vaux mieux que ça », dit-elle aux victimes. « Si tu ressens ce mal-être, c’est ton âme qui appelle à l’aide. Il est toujours temps de sortir. »
La prostitution n’est pas un métier comme un autre. C’est, dit-elle, « un viol tarifé ». Un effondrement intérieur. Une destruction de soi renouvelée chaque jour. Et c’est la société entière qui doit choisir : fermer les yeux ou briser le cycle. Montréal n’est pas seule. Le problème est mondial. Mais le courage collectif commence ici.
Sources :
Entrevue de Maria Mourani dans le podcast Pour de vrai, juin 2025
Loi canadienne sur la protection des victimes de trafic humain
Protocole de Palerme sur la traite humaine
Rapport de l’IVAC
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