Vers le retour de la loi du plus fort ?

Publié le 29 juin 2025 à 20:41

Réflexion autour de l’épisode 41 du podcast L’État du monde avec Jean-François Caron, à la lumière des événements de 2025

Depuis deux décennies, un fil rouge relie Bagdad à Fordow : celui d’un droit international grignoté par les grandes puissances au gré de leurs intérêts. Jean-François Caron résume l’invasion de l’Irak en 2003 comme le « péché originel » – le moment où Washington a montré qu’on pouvait employer la force sans aval de l’ONU, pour peu qu’on forge un récit convaincant. En juin 2025, la boucle semble bouclée : des B-2 « Spirit » américains et des F-35 israéliens percent le béton des centres nucléaires iraniens de Fordow et de Nathan, à vingt ou trente mètres sous terre, avant qu’une salve de missiles ne s’abatte sur Ispahan. Téhéran réplique par dix-sept missiles balistiques vers une base américaine au Qatar ; seize sont interceptés, le dernier sciemment laissé tomber dans le désert. Le président Trump y voit « une réponse faible » et s’empresse de déclarer la partie terminée. Ce cessez-le-feu tacite ferme une parenthèse de douze jours, mais laisse une question majeure : qui fixera désormais les limites ?

L’effondrement des garde-fous de 1945

Pour Caron, la frappe israélienne de 2023 déjà invoquait une « menace crédible » plutôt qu’« imminente », trahissant la disparition du critère de légitime défense qui bornait l’usage de la force. Le raid conjoint américano-israélien de 2025 parachève cet effondrement : la puissance militaire prime, la validation onusienne devient accessoire. Il souligne qu’en 2003, on brandissait encore des fioles à l’ONU ; aujourd’hui, on bombarde puis on tweete la réussite. L’isolement diplomatique de l’Iran – Moscou et Pékin restant silencieux – illustre l’absence de concert des grandes puissances : chacun avance son pion, aucun arbitre ne s’impose.

Petit budget, gros dégâts : l’âge d’or de l’asymétrie

L’autre leçon vient des drones bon marché et des missiles sans pilote. En Ukraine, l’armée russe apprend chaque jour qu’un quadricoptère de 3 000 dollars peut neutraliser un blindé de plusieurs millions. Le grand n’est plus assuré de gagner. La règle vaut autant pour la mer Rouge, où quelques Houthistes bloquent des flux pétroliers, que pour l’espace aérien d’Iran, criblé de frappes de harcèlement. Cette asymétrie nourrit la tentation de préemption : si un site nucléaire peut être paralysé par un drone, autant le démolir avant qu’il ne vole. Plus la technologie se démocratise, plus le réflexe de frappe préventive se banalise.

Le sommet de La Haye : 5 % du PIB ou le mirage comptable

Trois jours avant la riposte iranienne, l’OTAN réunie à La Haye entérine une cible historique : 5 % du PIB en dépenses de défense d’ici 2035, dont 3,5 % pour les armes, 1,5 % pour l’infrastructure et la cybersécurité. Caron qualifie l’objectif d’ubuesque : porter l’effort militaire à 20–25 % d’un budget national, hors temps de guerre, reviendrait à rogner sur la santé et l’éducation ou à recourir à une comptabilité créative. Madrid annonce déjà qu’elle restera à 2 %, et plusieurs chancelleries songent à l’imiter discrètement. S’ajoute une difficulté pratique : les chaînes de production d’armements sont saturées. Lockheed Martin admet des retards dans la production de F-35, dont la cadence ne suivra pas la demande mondiale avant une décennie.

La menace russe : réalité ou alibi ?

Pourquoi alors ce soudain saut budgétaire ? Officiellement à cause de la Russie, que certains services occidentaux disent capable d’attaquer dans trois à cinq ans. Caron réfute : Moscou, engluée en Ukraine, maintient une économie en croissance modérée, mais dépense déjà près de 6 % de son PIB pour soutenir l’effort à l’Est. Envahir Varsovie exigerait une mobilisation qu’elle ne peut ni financer ni expliquer à sa population. Les statistiques russes pointent un chômage historiquement bas et un niveau de criminalité en repli ; le pouvoir mise sur la stabilité intérieure, pas sur une aventure à l’Ouest. Dans ce contexte, le narratif d’une psychose russe sert surtout à justifier les milliards dégagés.

Vers un nouveau XIXᵉ siècle ?

En réalité, nous glissons vers un monde rappelant l’Europe de 1815 – des États souverains agissant à leur guise, sans tribunal ni police suprême crédibles. L’usage de la force redevient un instrument ordinaire de la politique, et les petits pays se découvrent vulnérables. Certains, loin de se ruiner en blindés, parient sur la dissuasion low-cost : systèmes de drones essaimés, cyber-saboteurs, mines navales capables de fermer un détroit en une nuit. L’Iran l’a compris, comme l’Ukraine : frapper symboliquement, puis brandir la menace de recommencer suffit souvent à geler l’escalade.

Conclusion

En moins d’un quart de siècle, on est passé de la croyance naïve en un « nouvel ordre mondial » à l’acceptation d’un désordre permanent régulé par la seule balance des risques. La triple séquence – Bagdad 2003, Natanz 2023, Fordow 2025 – montre comment chaque entorse devient jurisprudence pour la suivante. Tant que les grandes puissances n’auront pas réinventé un cadre mutuellement contraignant, l’instabilité restera la norme, et le calcul politique se fera à coups de missiles, de drones et de discours triomphants. Pour les petites nations, la survie passera moins par les traités que par l’inventivité stratégique, la résilience civile et l’art de rester, quand c’est possible, en dehors de la ligne de mire.


Sources :

– Épisode 41 du podcast L’État du monde avec Jean-François Caron
– Données OTAN sur les objectifs de dépenses militaires à l’horizon 2035
– Déclarations publiques sur la frappe américano-israélienne de juin 2025
– Rapport de Lockheed Martin sur les retards de production du F-35
– Statistiques économiques russes (chômage, sécurité intérieure, dépenses militaires)
– Analyses sur les frappes asymétriques (Ukraine, Iran, mer Rouge)
– Historique des interventions militaires sans mandat onusien depuis 2003

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