
Au cœur de l’Eurasie, sur une plaine immense et sans barrières naturelles, l’Allemagne occupe une position aussi stratégique que vulnérable. Ce simple fait géographique a façonné des siècles de conflits et d’ambitions industrielles. Dans cette lecture géostratégique dense, on comprend que l’Allemagne est bien plus qu’un pays européen : c’est une clé de voûte du système économique, politique et sécuritaire du continent.
Son positionnement au centre de la plaine eurasiatique facilite les échanges commerciaux, les infrastructures, mais aussi les invasions. Cette géographie explique pourquoi l’Allemagne, malgré elle ou volontairement, a toujours été entraînée dans les grandes guerres du continent. C’est aussi ce qui a permis sa montée en puissance industrielle. L’Allemagne transforme les matières premières venues de l’Est – notamment de Russie – en produits finis d’exportation dans des secteurs clés comme l’automobile, la pharmacie ou la pétrochimie.
Pour alimenter cette machine, il lui faut deux choses : la stabilité des routes commerciales et un marché intérieur solide. C’est pourquoi l’Allemagne défend bec et ongles l’Union européenne, qui représente ce marché intérieur étendu. C’est également pourquoi elle tient à ses relations avec des géants comme la Chine ou, historiquement, la Russie. Les relations sino-allemandes se tissent lentement grâce à la route de la soie. Celles avec Moscou, en revanche, plongent leurs racines dans la division de l’Allemagne elle-même.
Car l’Allemagne est encore marquée par la cicatrice de la Guerre froide. La réunification en 1990 n’a pas effacé l’héritage matériel de l’ex-RDA, qui dépendait énergétiquement de la Russie. Encore aujourd’hui, cela pèse dans la balance diplomatique de Berlin. Les gazoducs Nord Stream, reliant directement la Russie et l’Allemagne, étaient les artères vitales de cette interdépendance jusqu’à ce qu’ils deviennent des symboles explosifs de tensions internationales.
Ce rapprochement russo-allemand agaçait profondément les États-Unis. Washington a toujours craint une alliance stratégique entre Berlin et Moscou – un cauchemar géopolitique hérité de la Seconde Guerre mondiale. Car si l’Allemagne nazie n’a été freinée que par le sacrifice colossal de l’Union soviétique (plus de 40 millions de morts), alors une alliance entre ces deux mastodontes rendrait l’Europe ingouvernable pour les Américains. D’où la doctrine non dite mais persistante : ne jamais permettre une convergence stratégique entre Berlin et Moscou.
Cela explique aussi pourquoi l’Allemagne a été intégrée à l’OTAN, contre les promesses orales faites à la Russie de ne pas s’étendre vers l’Est. Ce n’était pas tant pour contrer une Russie exsangue dans les années 1990, mais pour « castrer » militairement l’Allemagne, selon les mots choisis de la vidéo. En échange d’une garantie de sécurité américaine, Berlin acceptait de ne pas redevenir une puissance militaire autonome.
Aujourd’hui, ce pacte tacite s’effrite. Les États-Unis ne veulent plus assumer seuls les coûts de la sécurité européenne. Emmanuel Macron l’a dit : l’OTAN est en état de « mort cérébrale ». Berlin, prise au dépourvu, entreprend donc un réarmement discret. Car l’Allemagne sait que son avenir dépend de sa capacité à recréer une profondeur stratégique vers l’Est – cette fameuse zone tampon historique qu’elle avait autrefois conquise.
Mais cette ambition se heurte à une autre urgence : la démographie. La pyramide des âges allemande est inversée, son taux de fertilité s’est effondré depuis les années 70, et l’industrie manque de bras. Le pays n’a eu d’autre choix que d’accueillir une immigration massive – notamment en provenance de Syrie et du Moyen-Orient – pour maintenir à flot son tissu industriel. Cette immigration, nécessaire économiquement, alimente cependant les tensions politiques, surtout dans l’ex-Allemagne de l’Est, où l’extrême droite prospère sur le ressentiment social.
Ainsi, l’Allemagne se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins. Elle doit composer avec une dépendance énergétique qui l’a liée à la Russie, une sécurité militaire dépendante des États-Unis, une position économique qui l’attache à la Chine, un vieillissement démographique sévère et des tensions internes croissantes. Et dans cet échiquier complexe, chaque mouvement de Berlin a le pouvoir de redessiner la carte de l’Europe.
Sources : Transcription de la vidéo Chaque jour sur Terre – « La géopolitique de l’Allemagne » (2025)
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