Le paradoxe canadien : richesse territoriale, dépendance stratégique

Publié le 20 septembre 2025 à 07:22

Le Canada est une promesse aussi vaste que ses cartes. À première vue, tout respire l’abondance : trois océans pour horizon, une frontière terrestre ultra-productive avec les États-Unis, des milliers de rivières navigables, des nappes d’eau douce à perte de vue, un sous-sol minier parmi les plus fournis de la planète. Pourtant, derrière l’impression de facilité se cache une géopolitique contraignante qui façonne silencieusement l’économie, la diplomatie et la cohésion nationale. Comprendre le Canada, c’est accepter cette tension permanente entre un territoire « quasi-continent » et une position stratégique qui le place, qu’il le veuille ou non, dans l’orbite de Washington.

La géographie installe d’emblée le décor. Le gigantisme du pays est à la fois bouclier et prison. Bouclier, parce que Pacifique, Atlantique et Arctique tiennent à distance les menaces classiques d’invasion. Prison, parce que ces immensités imposent un coût colossal aux infrastructures : routes, rails, ports, pipelines, réseaux d’énergie et de télécommunications se heurtent aux distances, aux reliefs, aux marécages, aux forêts, aux milliers de lacs et au froid mordant qui, une bonne partie de l’année, rend inhabitable une grande portion du territoire. La population se blottit là où la vie est plus tolérable : vallée du Saint-Laurent, péninsule ontarienne des Grands Lacs, façade côtière de la Colombie-Britannique. Quelques grappes humaines concentrent l’essentiel de l’activité, et d’immenses vides s’étirent entre elles.

Ces vides ont des conséquences géopolitiques concrètes. Ils réduisent les liaisons est-ouest et favorisent des corridors nord-sud. Montréal regarde New York plus naturellement que Calgary ne regarde Halifax. Vancouver vibre au rythme de Seattle au moins autant qu’à celui de Toronto. Les Rocheuses, colosse minéral du nord au sud, découragent les grands projets transcontinentaux et cisaillent le pays en ensembles culturels et économiques distincts. Le Canada ressemble parfois à « dix provinces dans un imperméable » : des réalités régionales marquées, reliées par une identité fédérale qu’il faut sans cesse entretenir pour éviter le délitement.

Deux axes maritimes structurent l’ambition. D’abord le Saint-Laurent, artère historique et vitale, qui pousse l’Atlantique dans le cœur industriel de l’Est et relie le pays aux marchés européens. Ensuite, le passage du Nord-Ouest, voie arctique qui, à mesure que la banquise recule, attire les convoitises et pose des défis de souveraineté, d’investissement et de défense. Dans les deux cas, la même question : a-t-on la masse critique — démographique, industrielle, militaire — pour sécuriser, équiper et exploiter ce que la carte promet, mais que le terrain conteste ?

Au fond, trois intérêts supérieurs s’entrecroisent. Le premier est la relation avec les États-Unis. La frontière sud est un moteur de richesse : plus longue frontière terrestre du monde entre deux pays, marchés imbriqués, chaînes d’approvisionnement enchevêtrées. Mais l’asymétrie est structurelle : 40 millions d’habitants au nord, près de 400 millions au sud, première puissance militaire, financière, technologique et médiatique. Vivre à côté de l’éléphant, disait Pierre Elliott Trudeau, c’est sentir chacun de ses mouvements. L’avantage économique est manifeste ; l’influence politique l’est tout autant.

Le deuxième est la cohésion nationale. L’architecture canadienne est faite de compromis historiques entre francophones, anglophones et nations autochtones. Le Québec porte depuis des générations un projet national — de l’autonomie à l’indépendance — qui a culminé en 1980 puis en 1995, à un cheveu du basculement. Dans l’Ouest, l’Alberta cultive un autonomisme nourri par l’économie des ressources et la conviction que l’Est freine l’exploitation et l’exportation de l’énergie. L’immensité agit comme force centrifuge : le rôle du centre fédéral consiste à ménager des équilibres et à éviter que la logique naturelle des couloirs nord-sud ne se traduise en fracture politique.

Le troisième est le multilatéralisme. Quand l’éléphant occupe le lit, on agrandit la chambre. Le Canada multiplie les tables — G7, OTAN, ONU, accords commerciaux diversifiés — pour ne pas se retrouver seul face à Washington. On dilue l’asymétrie bilatérale dans des cadres plus larges où alliances, normes et arbitrages rehaussent la voix canadienne. C’est une diplomatie de poids plume, utile par la médiation, la régulation et l’expertise technique. Elle offre des marges, sans abolir l’aimant américain.

Ces intérêts se lisent dans des cas concrets. L’énergie d’abord. L’Alberta extrait un pétrole abondant mais enclavé. Vers l’Ouest, la topographie et l’acceptabilité sociale limitent les grands corridors. Vers l’Est, il faut traverser plusieurs juridictions — dont un Québec peu enclin à accueillir de nouvelles infrastructures fossiles. Faute de débouchés maritimes à grande échelle, une part substantielle de la production file au sud, vendue à rabais aux raffineries américaines qui la réexportent ensuite, captant la marge que le Canada ne réalise pas. La prison géographique n’est pas une métaphore morale, c’est un bilan de coûts, d’ingénierie et de politique.

La démographie ensuite. Sans immigration, la population stagnerait ou reculerait. L’État a donc privilégié une croissance alimentée par l’arrivée de nouveaux résidents, pour préserver le poids relatif face aux États-Unis, occuper le territoire et soutenir la base fiscale. Cette stratégie crée à la fois du dynamisme et des tensions : logements, services publics, intégration, définition d’une identité commune. On s’éloigne du récit des « peuples fondateurs » vers un multiculturalisme réel, patchwork d’aspirations locales et de diasporas, qui enrichit le pays tout en compliquant le ciment national.

Enfin, la défense et l’Arctique. Des milliers de kilomètres de côtes, une immensité terrestre à surveiller, des besoins de recherche-sauvetage, des bases à opérer, des capteurs à entretenir : l’addition est gigantesque pour 40 millions d’âmes. Tant qu’il manque la masse critique, l’option réaliste consiste à arrimer la sécurité à des alliances et à des partenariats industriels, tout en investissant de manière ciblée dans les capacités du Nord et la connaissance du territoire.

De tout cela émerge un Canada paradoxal : immensément riche et pourtant contraint ; plein de débouchés potentiels mais corseté par sa carte ; dépendant des États-Unis, souvent malgré lui, mais de plus en plus tenté de multiplier les issues — Saint-Laurent mieux valorisé, Arctique outillé, traités commerciaux diversifiés, chaînes industrielles re-localisées. La clé n’est pas de nier la gravité américaine, mais de la contrebalancer par des liens multiples, une cohésion intérieure mieux assumée et une exécution logistique à la hauteur du terrain.

Le futur se jouera là : transformer l’avantage géographique en puissance effective. Cela veut dire des corridors crédibles là où la topographie l’autorise, des ports qui expédient de la valeur, une politique énergétique lisible, un Nord habité et instrumenté, une immigration calibrée sur la capacité d’accueil, une diplomatie qui ouvre des portes plutôt que de se contenter de salons. Le Canada cessera d’être une promesse abstraite le jour où sa carte cessera d’être une excuse et deviendra un plan de chantier.

 

* Ce texte a été rédigé à partir du script du podcast Chaque jour sur Terre de Benjamin Tremblay, intitulé La géopolitique de mon pays expliquée. Une excellente référence pour quiconque souhaite découvrir une analyse géopolitique francophone rigoureuse et accessible.

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