
Dans un entretien éclairant avec Stéphane Bureau (Contact), le philosophe Marcel Gauchet dissèque les tensions profondes qui minent l’Occident. Son constat est sans appel : nous vivons une époque où les repères sacrés ont disparu, où l’individualisme s’est substitué au lien collectif, et où la démocratie elle-même se retourne contre ses principes fondateurs. Un monde libre, oui — mais désorienté, instable, anxieux.
La fin du sacré et l’érosion du sens
Selon Gauchet, la véritable fracture géopolitique du XXIe siècle ne passe pas par les régimes politiques, mais par le rapport au sacré. Tandis que certaines sociétés vivent encore selon des principes religieux structurants, l’Occident, lui, a oublié comment parler la langue du sacré . Résultat : une incapacité croissante à comprendre des nations entières, de l’Inde à l’Islam politique.
La perte du religieux comme principe organisateur n’a pas seulement changé nos institutions : elle a laissé un vide existentiel, une incapacité à inscrire nos vies dans une trajectoire. Sans transcendance, l’expérience humaine devient flottante, incertaine, voire absurde. Le sens de la vie, désormais, n’est plus hérité… mais à reconstruire, seul.
Crise de la démocratie : quand le droit étouffe le politique
Le paradoxe est cruel : plus la démocratie élargit les droits individuels, plus elle devient fragile. Gauchet souligne une mutation inquiétante du régime démocratique, où l'État de droit peut contrecarrer la volonté populaire. Lorsqu’une seule personne peut faire obstacle à une décision majoritaire, la démocratie glisse vers la tyrannie des minorités.
L’interprétation absolue des droits individuels — parfois jusqu’à l’anarchisme — place désormais le juge au-dessus du citoyen, l’élite juridique au-dessus du vote populaire. Le politique est ainsi confisqué par des instances non élues, souvent guidées par une logique morale abstraite plutôt qu’un ancrage démocratique réel.
Individus libres, mais seuls : l’impasse de l’hypermodernité
Dans cette société désenchantée, l’individu devient roi, mais sans boussole. L’effondrement des structures familiales traditionnelles, longtemps socle de la cohésion sociale, marque une rupture anthropologique majeure. Nous avons remplacé la transmission et le collectif par la liberté de choisir... tout, tout seul.
Mais cette liberté radicale n'est pas toujours accompagnée des outils psychologiques nécessaires à son exercice. L’écart entre les élites éduquées — capables d’interpréter le monde — et les citoyens laissés à eux-mêmes devient abyssal. La société d’aujourd’hui rappelle, selon Gauchet, les régimes libéraux du 19e siècle, où une poignée de notables éclairés gouvernaient au nom d’un peuple silencieux.
Un monde sans guide, un peuple sans récit
Là où la religion proposait une vision claire de la mort, de la souffrance, de la communauté, nous n’avons gardé que la solitude et des rituels appauvris. L’explosion des demandes de soutien spirituel en fin de vie en est la preuve : même les plus sceptiques cherchent un sens quand la mort approche. Cela témoigne d’un besoin fondamental : une société ne peut pas vivre sans récit fondateur.
Le monde autonome que nous avons bâti, où chacun est censé se gouverner lui-même, est paradoxalement plus difficile à habiter. Nous avons gagné la sécurité matérielle, mais perdu la sécurité spirituelle. Le confort est là. Le sens, non.
Politique et idéologie : le désordre du sens
Sur le plan politique, le néolibéralisme a réconcilié l’irrationnel : unissant les anticapitalistes libertaires de gauche et les capitalistes libéraux, il a produit une synthèse instable entre marché libre et libertés personnelles. Cette idéologie dominante a laissé des millions de gens dépossédés, sans repères ni pouvoir réel.
Même les constitutions ne suffisent plus à contenir les crises. Roosevelt, dans les années 1930, a défié la Cour suprême pour faire passer ses réformes sociales du New Deal. Cela rappelle que la démocratie n’est pas un système figé, mais un processus politique complexe qui demande adaptation et courage.
6 janvier : symptôme d’une démocratie malade
Le cas de l’émeute du Capitole en 2021 illustre cette confusion contemporaine entre insurrection, manipulation et désespoir collectif. S’il ne s’agissait pas à proprement parler d’un coup d’État — faute d’armée, de stratégie claire, ou de prise de pouvoir effective —, cela révèle une défiance croissante envers les institutions démocratiques.
Comme dans les révolutions passées, la violence latente est désormais canalisée dans les urnes, mais la confiance dans le processus démocratique s’effrite. Sans récit commun, sans socle sacré, la démocratie devient technique, procédurale, sans âme.
Conclusion : tout est à réinventer
Nous ne vivons pas une époque de transition, mais une époque où tout est à réinventer. Famille, démocratie, spiritualité, langage politique — plus aucun pilier ne tient sans être contesté. Et c’est peut-être dans cette instabilité que se cache une promesse : celle de reconstruire, ensemble, une démocratie plus incarnée, plus responsable, et surtout plus humaine.
Sources:
- Marcel Gauchet chez Stéphane Bureau, *Contact*, Radio-Canada Première, 2024
- *La religion dans la démocratie*, Marcel Gauchet, Gallimard, 2002
- *Un monde désenchanté ?*, Le Débat, n°133, 2005
- Archives Roosevelt et la Cour suprême, National Archives, U.S.
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