
Pendant que les médias annoncent une Troisième Guerre mondiale et que les esprits s’échauffent, certains persistent à chercher, documenter et bâtir des solutions durables. C’est exactement ce qu’a fait Gunter Pauli pendant quarante ans, en explorant le potentiel caché de nos biens de consommation les plus banals. Le café, par exemple, ce liquide noir que nous buvons machinalement chaque matin, contient l’un des plus vastes répertoires de molécules connues dans une plante cultivée. Et il est à l’origine d’une bioéconomie en pleine gestation.
« Je plaisante pas. À l’époque, j’ai jeté toutes mes notes de cours sur le management classique quand j’ai découvert les travaux de Gunter », raconte Idriss Aberkane. L’échange entre les deux hommes, d’une densité impressionnante, balaie l’histoire, la géopolitique, l’économie et la science du café. Et ouvre des perspectives inattendues.
Le café représente l’exemple parfait d’un produit où la chaîne de valeur est totalement déséquilibrée. « Starbucks gagne 3000 fois plus avec une tasse de café que le caféiculteur qui l’a produit », rappelle Gunter Pauli. Cette inégalité structurelle est à la fois un scandale et une opportunité. Car derrière chaque grain de café, c’est tout un écosystème qui pourrait être valorisé, à condition de sortir de la logique industrielle.
L’histoire du café est déjà une fable à elle seule. D’abord boisson des moines soufis, il entre en Europe comme médicament avant de conquérir les cafés parisiens et les salons viennois. Gunter en souligne les enjeux géopolitiques : « Les Anglais avaient le thé, les Français et les Belges ont misé sur le café et le cacao. Et c’est le roi Léopold qui, pour sauver sa fortune, a ‘inventé’ le chocolat solide. »
Mais c’est dans les résidus du café que se cache la révolution. « Ce que vous ingérez dans votre tasse de café ne représente que 0,2 % de la biomasse produite par la plante. Tout le reste est jeté. » Or, cette matière peut nourrir des champignons médicinaux de très haute qualité comme le reishi ou le shiitake. Gunter Pauli a démontré que « 1 kg de café vaut 1 kg de champignons » si l’on valorise les déchets au lieu de les incinérer.
Nestlé, alertée dès les années 1990, a reconnu la validité de ces chiffres, mais a préféré brûler les déchets pour « récupérer de l’énergie » plutôt que de créer une filière nouvelle. « Ils ont conclu que ce n’était pas leur business. Ils sont dans le café, pas dans les champignons. Ils ont préféré tout incinérer, malgré les milliards de dollars perdus. »
C’est cette mentalité de “core business” que Gunter dénonce sans relâche. « Tant que vous ne changez pas les règles du jeu, vous êtes condamné à perdre. » À l’inverse, il montre que de petites structures, des orphelins au Zimbabwe ou des étudiants à San Francisco, peuvent lancer des micro-fermes à champignons et générer un revenu en deux semaines.
Les dérivés du café sont innombrables. Le cascara (la peau de la cerise), le muscilage, le parchemin, le silver skin, le mar de café : tout peut être utilisé. « La fermentation donne accès à des nutriments de très haute qualité. C’est vrai pour le café, comme pour le thé ou le cacao. » En cosmétique, la caféine est utilisée contre les cernes, dans les textiles pour absorber les odeurs, et même dans les emballages biodégradables à base de mycélium.
Gunter insiste : « Le café est capable de bloquer les UV, d’absorber les odeurs, de nourrir les champignons, d’être transformé en tissu, en bioplastique, en isolant, en fertilisant. C’est une usine chimique végétale à elle seule. »
Le projet Scafé, par exemple, fabrique des vêtements avec du mar de café, intégré à des fibres PET recyclées. « Même Patagonia a commandé une ligne de produits. Ce n’est pas un effet chimique, c’est un effet physique. Le café est hydroscopique. Il absorbe les odeurs naturellement. »
Au-delà des usages industriels, le café porte en lui une charge culturelle. Idriss rappelle que « Beethoven comptait 60 grains de café par tasse. Voltaire buvait 40 à 50 tasses par jour, souvent mélangées avec du chocolat. » Le café a accompagné les Lumières, la littérature, les arts. Il a été interdit à La Mecque au XVIe siècle et autorisé à Rome après que le pape Clément VIII y ait goûté. À Constantinople, il était surnommé « le vin de l’islam ».
Mais Gunter n’est pas nostalgique. Il regarde vers l’avenir : « Nous avons récemment redécouvert des variétés de café naturellement décaféinées à Madagascar. Ces plantes ont ‘décidé’ d’arrêter de produire de la caféine car leurs prédateurs n’étaient plus là. Elles économisent ainsi 15 % de leur énergie. »
Il en va de même pour les mélipones, ces petites abeilles oubliées capables de polliniser le café et la vanille. « En introduisant les mélipones, on peut produire du thé de fleurs de café. Et ce produit, aujourd’hui, se vend plus cher que le café lui-même en Chine. »
L’économie bleue prônée par Gunter Pauli repose sur cette logique : faire plus avec moins, et surtout, faire mieux avec ce que l’on a déjà. « Je ne veux pas qu’on exige de la nature qu’elle produise plus. Je veux qu’on fasse plus avec ce qu’elle produit. »
Ce modèle a déjà permis de lancer plus de 6000 entreprises, mais il ne veut pas s’arrêter là. « Le potentiel est d’un million d’entreprises. Ce qui nous manque, ce ne sont pas les ressources. Ce sont les entrepreneurs. »
À l’image d’Ivanka Milenkovic, mycologue serbe, qui durant la guerre des Balkans a sauvé la production de lait grâce à un substrat à base de paille et de café pour cultiver des champignons. Elle a formé plus de 500 entreprises européennes à ce modèle.
« L’Europe souffre d’analysis paralysis. Chez nous, il faut des plans d’affaires, des subventions, des études de marché. Pendant ce temps, en Afrique, des femmes chantent, dansent et se lancent. Et elles réussissent. »
Le message est limpide : à défaut de dominer la mondialisation, créons nos propres règles. À défaut d’avoir l’échelle, ayons l’agilité. « Un kilogramme de café, utilisé intelligemment, peut créer vingt produits différents. Un déchet peut devenir la base d’un empire. »
Il suffit parfois d’un filtre, d’un peu d’eau chaude, de 15 minutes de repos et d’un ziploc pour démarrer une micro-ferme. Le monde entier jette du café. Et si on décidait d’en faire le socle d’une renaissance industrielle, écologique et humaine ?
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