Colère, trauma et cerveau limbique : comprendre le narcissisme déclenché

Publié le 16 juillet 2025 à 06:17

La plupart des gens associent le narcissisme à un trait de personnalité toxique, voire à une pathologie. Pourtant, comme l’explique Tim Fletcher dans une de ses interventions les plus marquantes, il est temps de revoir notre compréhension du narcissisme à travers le prisme du traumatisme complexe et du fonctionnement du cerveau limbique. Ce qu’il met en lumière, c’est un mécanisme de survie enraciné dans l’enfance qui, s’il n’est pas conscientisé, peut miner nos relations, ruiner notre stabilité émotionnelle et se transmettre aux générations suivantes.

Dans une famille saine, les relations reposent sur l’amour et l’équilibre des besoins. On s’y sacrifie mutuellement, à parts égales, dans une dynamique bienveillante où chacun compte autant. Mais dans un environnement marqué par le danger constant — un foyer où l’enfant est régulièrement menacé, ignoré ou humilié — la priorité ne peut plus être l’amour. Elle devient la survie. Et c’est là que s’opère un basculement fondamental : l’enfant apprend que ses besoins doivent passer avant ceux des autres. Il doit contrôler, manipuler, parfois blesser, pour se protéger. Il devient, sans le vouloir, un petit narcissique. Non pas au sens pathologique du terme, mais au sens neurologique : son cerveau limbique, siège des réactions émotionnelles, s’organise autour de cette nécessité vitale d’avoir raison, d’avoir le dessus, de ne pas souffrir à nouveau.

Ce cerveau limbique narcissique ne disparaît pas avec l’âge. L’adulte qui a survécu à un traumatisme complexe peut être, la majorité du temps, une personne admirable. Son cortex (le siège du raisonnement) fonctionne bien. Il aime, il est généreux, empathique, constructif. Mais dès qu’un déclencheur émotionnel réactive son ancien système de défense, c’est le cerveau limbique qui prend le dessus. Et là, tout bascule.

Ce switch est instantané. En une fraction de seconde — un "nanocond", pour reprendre le mot de Fletcher — la personne passe d’un état stable à une explosion émotionnelle. Elle crie, accuse, casse, implose. Elle n’écoute plus, elle ne raisonne plus. Sa perception des faits est distordue, gouvernée non par la logique mais par la panique ou la rage. Et surtout, elle croit dur comme fer avoir raison. Elle ne voit plus sa propre part de responsabilité. Elle est envahie par un sentiment d’injustice, de rejet, ou de honte. Elle se sent trahie, abandonnée, invalidée — parfois pour une simple remarque anodine ou un contretemps banal. La personne "triggered" devient méconnaissable, tant pour les autres que pour elle-même.

Cette dynamique, Fletcher la compare au mythe grec de Narcisse. Ce jeune homme, beau mais insensible, finit maudit par les dieux : il tombe amoureux de son propre reflet, incapable d’aimer autre chose que lui-même. Cette métaphore illustre non seulement l’obsession de soi, mais aussi l’incapacité à recevoir ou à donner de l’amour véritable. Et ce qui est fascinant, c’est que le mot "narcissisme" vient de la même racine que "narcotique" — quelque chose qui engourdit. Le narcissisme, explique Fletcher, est aussi une stratégie pour ne pas ressentir la douleur. Il anesthésie. Il évite la souffrance… mais au prix de l’amour véritable.

Chez les personnes ayant subi un traumatisme complexe, le narcissisme du cerveau limbique est donc une adaptation. Mais une adaptation qui, si elle reste incontrôlée, cause des ravages. Sur le plan relationnel d’abord : une seule crise peut suffire à détruire un lien de confiance ou à traumatiser un enfant. Et même si ces crises sont rares, leur intensité est telle qu’elles peuvent suffire à créer, chez les proches, un climat de peur, d’incertitude ou d’insécurité affective. Le dommage est réel, même si la personne est "gentille 95 % du temps".

Pire : si l’on banalise ces débordements — "c’était juste une mauvaise journée", "il/elle a promis que ça ne se reproduirait plus" — on laisse le problème s’enraciner. Or, comme le montre l’expérience clinique de Fletcher, ces accès ne diminuent pas avec le temps. Ils s’aggravent. Ils deviennent plus fréquents, plus intenses, plus destructeurs. Les insultes deviennent des cris, puis des coups. Les ruptures professionnelles se multiplient. Et la honte qui suit chaque explosion renforce le cycle, nourrissant le sentiment d’être mauvais, indigne, seul — et donc le besoin de contrôle, de justification, de domination.

La solution ? Elle passe par deux axes. D’une part, développer des outils concrets pour désamorcer le cerveau limbique lorsqu’il est activé. Respiration profonde, marche rapide, auto-apaisement, retrait temporaire de la situation : tous ces gestes permettent de désactiver le cortisol, l’hormone du stress qui alimente la réaction de survie. D’autre part, travailler à guérir les blessures profondes qui rendent ces déclencheurs si puissants : l’abandon, la trahison, la honte, l’injustice, le rejet.

Fletcher insiste sur un point crucial : chaque déclencheur est une balise. Un indicateur clair de l’endroit précis où notre blessure n’est pas encore guérie. Plutôt que de s’en vouloir d’avoir été déclenché, mieux vaut y voir un signal de notre "enfant intérieur", qui nous crie : "Tu dois soigner cette partie de toi."

Mais cette guérison demande du courage et de l’humilité. Il faut oser demander à un proche digne de confiance de nous signaler — avec délicatesse — lorsqu’on bascule en mode limbique. Il faut accepter qu’on ne sera pas parfait au début. Il faut apprendre à reconnaître les signes précoces d’une montée émotionnelle et à se donner un temps de pause. Il faut, enfin, désamorcer l’idée que l’amour, c’est l’immédiateté. Parfois, l’amour consiste à dire : "Je t’aime, mais là je ne peux pas te parler. Reviens quand tu es redevenu toi-même."

Le message de Tim Fletcher est clair, lucide, et profondément humain. Il ne diabolise pas ceux qui vivent avec un cerveau limbique blessé. Il leur tend la main. Il les aide à comprendre que ces réactions ne sont pas des fautes morales, mais des blessures anciennes qui demandent à être prises au sérieux. Le narcissisme, dans ce contexte, n’est pas une condamnation. C’est une stratégie de survie mal adaptée à la paix. Et avec de la patience, de la conscience, et de bons outils, il est possible de désapprendre la guerre intérieure.

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