Les écrans nous changent-ils plus qu’on ne le pense ? Ce que nous révèle le Dr Serge Tisseron

Publié le 28 juillet 2025 à 06:11

Le psychiatre Serge Tisseron n’est pas un moraliste anti-écran. Il ne diabolise pas la technologie. Mais depuis plus de trente ans, il observe, étudie, et tire la sonnette d’alarme avec rigueur : l’omniprésence des écrans transforme notre cerveau, nos relations humaines et notre société plus vite qu’on ne veut l’admettre. Invité par Manal dans un épisode dense et essentiel de The Manal Show, Tisseron dresse un portrait lucide d’une société sous emprise numérique, et appelle à un sursaut collectif.

Tout commence par une illusion : celle d’être aux commandes. Chaque scroll, chaque like, chaque notification donne l’impression d’une microdécision maîtrisée. En réalité, ce que les réseaux sociaux offrent, c’est une “potion d’oubli” — des stimulations constantes qui nous détournent des grandes décisions de la vie, tout en nous donnant l’illusion d’être actifs. Cette fausse activité nourrit une fatigue décisionnelle : le cerveau sursollicité finit par fuir l’effort de choisir. On se réfugie dans des choix faciles, ou pire, on renonce à choisir. C’est là, avertit Tisseron, que les populismes prospèrent : ils promettent de décider à notre place.

L’impact des écrans est d’autant plus fort chez les enfants, dont le cerveau est en pleine construction. Le problème n’est pas l’écran en soi, mais le temps volé aux interactions humaines. Un bébé devant un écran n’apprend rien s’il est seul. En revanche, s’il est accompagné, s’il interagit pendant qu’il regarde, alors le même écran devient un outil de développement. Loin des injonctions culpabilisantes, Tisseron plaide pour l’accompagnement, la contrepartie (autant d’activités partagées que de temps écran), et l’apprentissage de l’autorégulation dès le plus jeune âge.

Sa fameuse règle 3-6-9-12 résume cette approche : pas d’écran avant 3 ans, pas de console personnelle avant 6 ans, Internet accompagné à partir de 9 ans, usage autonome à 12 ans révolus — et encore, en évitant le smartphone avant 13 ans. Car offrir un smartphone à un enfant, c’est lui ouvrir un portail sans filtre sur le monde, ses dangers, ses injonctions, et surtout sur des algorithmes bien plus puissants que lui.

Tisseron insiste aussi sur l’inégalité sociale face aux écrans. Les familles plus aisées ont accès à des activités alternatives (sport, art, musique), une meilleure compréhension des outils numériques, et plus de vocabulaire pour interagir avec leurs enfants. Les enfants des milieux modestes, eux, sont plus exposés à une consommation passive et continue. Résultat : moins de langage, moins d’estime de soi, moins de ressources pour résister aux pièges du numérique.

Parmi ces pièges, le “pop-corn brain” illustre la fragmentation cognitive induite par les contenus courts et incessants. Chaque vidéo, chaque info, chaque stimulus sollicite une décision. À force, le cerveau perd sa capacité à structurer, à approfondir, à hiérarchiser. On finit, comme le montrent des études sur les jeunes Américains lors de l’élection de Trump, par devenir “news avoider”, allergique à toute information, incapable de discernement. C’est l’autre versant du piège algorithmique : l’enfermement cognitif. Les réseaux sociaux, via leurs algorithmes de recommandation, enferment chacun dans son “terrier de lapin”, sa bulle d’opinion, et nourrissent les conflits intercommunautaires.

La solution, pour Tisseron, n’est ni dans l’interdiction pure ni dans une “digital detox” vendue comme une potion magique. Il rejette ces retraites déconnectées comme de fausses réponses à de vrais problèmes. La seule voie durable, dit-il, c’est de reconstruire des collectifs dans la vie réelle : groupes de parents d’élèves, discussions entre adolescents sur leur usage du numérique, entraide dans les entreprises autour de l’IA. Car seul, on est désarmé face aux algorithmes. Ensemble, on peut recréer des balises, des règles partagées, des rites communs.

Le point d’orgue de l’entretien ? Ce moment où Tisseron martèle que le dîner en famille sans écran est l’acte éducatif le plus puissant qu’un parent puisse poser. Ce rituel simple, gratuit, accessible à tous, structure la pensée, renforce les liens, crée un espace d’écoute et de parole qui protège de bien des dérives. Et ce n’est pas une opinion : c’est documenté.

L’enjeu, en creux, c’est la démocratie elle-même. Une société d’individus isolés, soumis à des microdécisions dictées par des algorithmes, incapables de débat contradictoire, est une société vulnérable. À l’image des adolescents “accros à leurs potes” plus qu’à leur smartphone, nous avons besoin des autres, du groupe, du lien réel. C’est ce lien qu’il faut retrouver, défendre et cultiver, pour que la technologie reste un outil, et non un maître.


Sources :
Entrevue intégrale de Serge Tisseron, Le Manal Show.
Tisseron, S. (2008). 3-6-9-12 : Apprivoiser les écrans et grandir.
Études citées : American Academy of Pediatrics, recherches sur la technoférence (2018-2024), études de l’OCDE sur la confiance en soi des élèves.

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