
On l’imagine comme une parenthèse mystérieuse, parfois poétique, parfois déroutante. Pourtant, le rêve n’est pas une fantaisie gratuite de notre cerveau : il joue un rôle biologique précis et, surtout, il ne se déroule pas là où on l’attend. Le professeur Jean-Paul Tassin, neurobiologiste et directeur de recherche émérite à l’INSERM, l’affirme : « Le rêve ne se déroule pas pendant le sommeil paradoxal, mais pendant les phases de micro-réveil. » Cette idée, à rebours des croyances populaires, bouleverse notre compréhension de la nuit.
Ces micro-réveils, invisibles à notre conscience, sont pourtant fréquents. Les bons dormeurs se réveillent ainsi « de 10 à 12 fois par nuit » et les mauvais dormeurs « jusqu’à 17 ou 18 ». Ces instants fugaces permettent à certaines cellules nerveuses vitales de se réactiver. Sans eux, les neurones modulateurs – notamment ceux à noradrénaline et sérotonine – risqueraient la mort. « Il est absolument vital que de temps en temps, elles soient réactivées », explique le chercheur.
C’est lors de ce passage éclair de l’inconscient au conscient que le rêve se forme. Mais la construction est trompeuse : souvent, elle se fait rétroactivement à partir d’une stimulation extérieure. Un bruit, une lumière, un contact peuvent fournir la scène finale autour de laquelle le cerveau brode l’histoire. « Le rêve se construit en moins d’une seconde alors qu’on a l’impression qu’il a duré des heures », résume Tassin. Ainsi, un projecteur dans les yeux au moment du réveil peut devenir, dans le rêve, une ascension jusqu’au toit d’un immeuble balayé par le vent.
Ce lien intime entre le corps et l’esprit se retrouve dans des exemples frappants. Une patiente rêve d’avoir avalé un steak cru qu’elle ne digère pas. Deux jours plus tard, elle développe une hépatite. Pour Tassin, nul besoin de mystère : l’organisme avait déjà détecté un dysfonctionnement hépatique et l’avait traduit en image. « La fonction essentielle du rêve, c’est d’éviter que nous nous réveillons », rappelle-t-il.
Les cauchemars obéissent à la même logique corporelle. Une accélération cardiaque ou une sudation nocturne peuvent être interprétées par le cerveau comme un signal de danger, déclenchant une scène angoissante. « Quand vous vous réveillez avec des battements de cœur en disant “J’ai eu peur”, en réalité c’est l’accélération cardiaque qui a déclenché le cauchemar. »
Les rêves récurrents, eux, s’expliquent par la profondeur des « bassins attracteurs » de l’inconscient. Plus un événement a marqué la mémoire émotionnelle, plus il est susceptible de revenir plusieurs nuits d’affilée. Tassin cite son propre rêve de valises perdues, nourri par le récit marquant d’un collègue victime d’un vol. Avec le temps, ces bassins se renforcent et se réactivent spontanément.
Contrairement à une idée reçue, certaines personnes rêvent peu, voire pas du tout, sans conséquence sur leur santé mentale. « Les bons dormeurs rêvent beaucoup moins que les mauvais dormeurs », précise Tassin. La fréquence des rêves augmente en revanche lors de la fièvre, quand la température corporelle pousse les modulateurs à se réactiver plus souvent.
La nature du contenu onirique surprend aussi. On ne lit pas dans un rêve comme on le ferait éveillé, car la lecture nécessite un va-et-vient constant entre analogique et cognitif, processus incompatibles avec la mécanique du rêve. « Vous pouvez voir un mot isolé, mais pas lire une phrase entière. » Et si l’on voit rarement son propre visage, c’est parce que le rêve puise d’abord dans les images perçues au quotidien, tournées vers l’extérieur.
Enfin, Tassin se montre prudent sur les rêves dits prémonitoires. Selon lui, beaucoup s’expliquent par une intuition issue de signaux faibles captés inconsciemment. « Il y a toujours une explication rationnelle au rêve. » Même les rencontres nocturnes avec des proches disparus trouvent leur source dans le désir, conscient ou non, de leur parler à nouveau.
Ainsi, derrière l’étrangeté des scénarios et l’illusion du hasard, le rêve apparaît comme un mécanisme d’une précision redoutable. Un régulateur de notre sommeil, un interprète de nos sensations, et parfois un miroir déformant de notre vécu. Comme le résume Tassin : « Le rêve est une expression de la façon dont vous avez stocké l’information au cours de vos éveils. »
Source : Le Manal Show, entretien avec le Pr Jean-Paul Tassin, autour de son ouvrage Les 100 mots du rêve.
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