
Au début du 20e siècle, les États-Unis se sont lancés dans une expérience sociale aussi ambitieuse que catastrophique : interdire l’alcool. Ce pari insensé, concrétisé par le tristement célèbre 18e amendement en 1919, visait à assécher la consommation d’alcool pour assainir la société. Résultat : explosion du marché noir, empoisonnements massifs, violence criminelle, et au final… un retour en force de la bière à 3.2 %.
Yann, Frank et Vincent revisitent dans cet épisode du Trio Économique ce pan d’histoire souvent caricaturé, mais rarement compris dans toute sa complexité. En toile de fond, un livre peu connu mais percutant : The Brew Deal de Jason Taylor, qui retrace non pas l'origine, mais la fin de la prohibition. Et c’est là que l’histoire devient fascinante.
Dès les débuts de la jeune république américaine, des mouvements de tempérance voient le jour. L’alcool est alors incroyablement bon marché, surtout sous forme de whisky : un tiers de journée de travail suffisait pour s’en procurer une bouteille. Résultat, les Américains boivent, selon certaines estimations, deux à trois fois plus que les Européens de l’époque. L’industrie du whisky prospère. Puis vient la bière, poussée par l’immigration allemande au 19e siècle, qui crée une industrie foisonnante dans le Midwest.
Mais les "dries", partisans de l’interdiction, avancent leurs pions. Ils lient l’alcool aux comportements déviants, à la criminalité, mais surtout… à l’immigration. Les Allemands ? Des buveurs. Les Italiens ? Des fauteurs de troubles enivrés. La rhétorique anti-immigrante s’habille de morale. Le grand chef du mouvement, Bert Wheeler, exploite cette tension en maniant à merveille l’ambiguïté : convaincre les Américains de souche que l’alcool vient d’ailleurs, et convaincre les immigrants qu’ils doivent protéger leur communauté en appuyant l’interdiction.
Le 18e amendement est ratifié, suivi du Volstead Act qui définit toute boisson au-dessus de 0,5 % d’alcool comme "enivrante". Soudain, tout ou presque devient illégal : les bières, les vins, les spiritueux… sauf quelques exceptions savoureusement hypocrites. Le vin de messe reste permis. Certains vendent des "briques de raisin" avec un avertissement explicite : "Ne laissez pas fermenter ceci dans un contenant hermétique, sinon cela deviendrait du vin". Les faux rabbins prolifèrent. L’État joue à l’autruche, l’hypocrisie règne.
Mais ce n’est pas tout. La criminalité explose, la qualité de l’alcool s’effondre. Des gens meurent ou deviennent aveugles à cause de produits frelatés distillés dans des baignoires. Les indicateurs indirects – cirrhoses, alcoolismes graves, arrestations pour ivresse publique – montrent une chute de la consommation d’environ 40 à 60 %, mais surtout… une polarisation. Ceux qui buvaient modérément cessent. Ceux qui avaient un problème continuent à boire, à n’importe quel prix. L’interdiction cible tout le monde, mais ne résout rien.
Et pendant ce temps, des brasseries rusées survivent. Certaines comme Papst ou Budweiser se reconvertissent dans les sodas, d'autres dans le fromage (!). Les équipements sont conservés, les recettes adaptées. Le 7 avril 1933, jour de légalisation partielle de la bière à 3.2 % (soit 4 % ABV), un train complet de Budweiser quitte Saint-Louis pour marquer la fin de quatorze ans d’absurdité.
Le tournant vient avec la Grande Dépression. L’Amérique cherche désespérément des revenus et des emplois. Roosevelt, candidat "wet" (anti-prohibition), est élu en 1932. Avant même que le 21e amendement n’abroge officiellement le 18e, le Congrès modifie le Volstead Act pour autoriser la bière "non enivrante". Résultat : 600 brasseries redémarrent immédiatement, des dizaines de milliers d’emplois sont créés, et un souffle nouveau traverse une économie à genoux.
Mais ce retour ne se fait pas sans complications. Les États peuvent conserver leur propre prohibition. La réglementation reste lourde. L’industrie de l’alcool se concentre entre les mains de quelques géants qui avaient su survivre en produisant du soda ou des produits dérivés. Le marché devient moins libre qu’avant 1919. Et paradoxalement, l’alcool est parfois plus difficile d’accès après la fin de la prohibition que pendant sa durée.
La leçon est claire : ce que l’État donne, il ne le reprend jamais complètement. Chaque réforme crée des groupes d’intérêt qui s’y accrochent. Pour démanteler une législation inutile, il faut marchander, négocier, acheter le silence de ceux qu’on a d’abord subventionnés. C’est l’illustration parfaite du "ratchet effect", ou effet cliquet : l’intervention de l’État est unidirectionnelle. Facile à étendre. Presque impossible à réduire.
Et comme le dit Frank en conclusion, la seule vraie manière de résister à ce genre de dérapage, c’est de le faire avant que la loi passe. Une fois le monstre en place, même l’évidence – comme le désastre de la prohibition – ne suffit pas à tout démolir. Il restera toujours des traces, des taxes, des règles, des cicatrices.
Sources :
– Jason Taylor, The Brew Deal
– Données du Bureau du recensement des États-Unis
– Données historiques sur le 18e et le 21e amendement
– Archives publicitaires de Papst, Budweiser, Schlitz, Miller
– US National Institute on Alcohol Abuse and Alcoholism
– Podcast Trio Économique – épisode sur la prohibition
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