
La confiance dans les grandes institutions économiques a longtemps été considérée comme un pilier de la stabilité américaine. Pourtant, les événements récents aux États-Unis soulèvent des inquiétudes croissantes sur la politisation de deux entités essentielles : le Bureau of Labor Statistics (BLS) et la Réserve fédérale (Fed). Alors que l’économie américaine traverse une période d’incertitude, les doutes sur l’intégrité des données économiques et l’indépendance des décisions monétaires fragilisent non seulement la crédibilité du pays, mais aussi celle du système financier mondial tout entier.
Le premier signal d’alarme est venu des statistiques de l’emploi. En juillet, le BLS a annoncé la création de 73 000 emplois, un chiffre déjà modeste en soi. Mais c’est la révision des données antérieures qui a provoqué un véritable séisme : les chiffres de mai sont passés de 147 000 à seulement 14 000, et ceux de juin de 145 000 à 15 000. En tout, plus de 250 000 emplois ont été « effacés » en deux mois. Cette révision majeure, sans précédent depuis des décennies, remet sérieusement en question les méthodes de collecte et de traitement statistique du BLS. Deux enquêtes distinctes, l’une auprès des entreprises (establishment survey) et l’autre auprès des ménages (household survey), produisent déjà des écarts notables. Lorsque s’ajoutent des corrections massives a posteriori, la perception de la solidité économique devient elle-même incertaine.
Dans ce contexte troublé, les accusations de l’ancien président Donald Trump ont jeté de l’huile sur le feu. Selon lui, la commissaire du BLS, nommée sous l’administration Biden, aurait volontairement falsifié les données de l’emploi pour présenter une image artificiellement positive de l’économie avant les élections. Il a demandé son renvoi immédiat, qualifiant cette erreur statistique de « plus grande manipulation économique des 50 dernières années ». Derrière cette accusation se dessine une stratégie politique bien connue : remettre en cause la neutralité des institutions lorsque les chiffres ne servent pas les intérêts électoraux du moment. La crédibilité du BLS, déjà affaiblie par la révision des données, se retrouve davantage érodée par cette politisation directe.
Mais cette dynamique ne s’arrête pas au BLS. La Réserve fédérale, autrefois bastion incontesté d’indépendance monétaire, subit elle aussi des pressions de plus en plus marquées. Trump multiplie les attaques contre Jerome Powell, président de la Fed, et exige sa démission. Il souhaite le remplacer par une personnalité plus « accommodante », c’est-à-dire favorable à une baisse brutale des taux d’intérêt, de l’ordre de 300 points de base, pour relancer artificiellement la croissance à l’approche de l’élection présidentielle. Or, la mission de la Fed est claire : maintenir la stabilité des prix et favoriser l’emploi, en s’appuyant sur des données économiques solides. Une inflation persistante autour de 2,7 %, bien au-dessus de l’objectif de 2 %, justifie actuellement une politique monétaire restrictive. Céder aux injonctions politiques reviendrait à compromettre cette mission au profit d’objectifs électoraux de court terme.
La politisation croissante de ces institutions comporte des risques considérables. D’abord, elle entame la confiance des marchés dans la fiabilité des données officielles : si les statistiques d’emploi ou d’inflation sont perçues comme manipulées, toute la mécanique des anticipations économiques devient biaisée. Ensuite, cela affaiblit la crédibilité des décisions de politique monétaire : une Fed soumise aux volontés d’un président populiste risque de prendre des mesures contraires à la logique économique, alimentant l’instabilité. Enfin, cela remet en cause le statut du dollar comme monnaie de réserve mondiale. Si les investisseurs internationaux ne peuvent plus se fier aux fondements économiques des États-Unis, ils chercheront refuge ailleurs — et l’impact sur la dette américaine, les taux longs et la croissance pourrait être brutal.
Plusieurs précédents internationaux offrent des leçons amères. En Turquie, l’intervention directe du président Erdogan dans les décisions de la banque centrale a conduit à une spirale inflationniste incontrôlée. En Argentine, la manipulation des statistiques officielles a précipité une crise de confiance ayant mené à un effondrement monétaire. En Chine, le contrôle politique sur les indicateurs économiques a terni la fiabilité des données, limitant les investissements étrangers et amplifiant les doutes structurels. Les États-Unis, jusqu’ici perçus comme un rempart contre ces dérives, semblent aujourd’hui s’approcher dangereusement de cette trajectoire.
Les exemples ne manquent pas : révision à la baisse de 850 000 emplois entre 2023 et 2024 ; limogeage de la commissaire du BLS sous pression politique ; tentative de mainmise sur la Fed par nomination d’un président du FOMC aligné sur les intérêts d’un candidat à la présidence ; réduction controversée des taux d’intérêt avant les élections de 2024, interprétée par certains analystes comme une décision politiquement motivée. Ce ne sont pas de simples coïncidences, mais les manifestations concrètes d’un changement de paradigme : celui où l’économie n’est plus évaluée objectivement, mais façonnée comme un instrument au service d’un récit politique.
Cette dérive, si elle s’enracine, pourrait marquer un tournant historique. La perte de confiance dans la transparence économique américaine aurait des répercussions bien au-delà de Washington. Dans un monde interdépendant, l’économie américaine reste un baromètre pour les marchés financiers, les banques centrales, les fonds souverains et les décideurs du monde entier. Un affaiblissement de ses institutions clés provoquerait une onde de choc dont la portée reste difficile à mesurer.
Dans un tel contexte, il est essentiel de défendre l’indépendance des organes statistiques et monétaires, d’assurer la rigueur méthodologique et de maintenir un mur étanche entre la gouvernance économique et les ambitions électorales. Le débat sur la manipulation politique des données économiques n’est pas seulement une affaire américaine. Il engage la stabilité financière globale, la crédibilité du système capitaliste moderne, et la confiance du public dans les institutions censées piloter l’économie avec impartialité et compétence.
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