
Dans un nouvel épisode de Chaque jour sur Terre, Benjamin Tremblay s’attaque à une question que peu osent formuler aussi frontalement : pourquoi la Corée du Nord existe-t-elle encore ? Alors que des régimes jugés hostiles par l’Occident, comme ceux de l’Irak ou de la Libye, ont été balayés, Pyongyang continue d’exister, de lancer des missiles, et de défier les règles internationales. À travers une brillante analyse géostratégique appuyée sur des cartes, Tremblay démontre que la survie du régime nord-coréen tient moins à sa force qu’à son utilité pour les grandes puissances.
La première clé pour comprendre ce paradoxe réside dans ce qu’il appelle une hypocrisie géopolitique généralisée. Chaque acteur majeur de la région — la Corée du Sud, le Japon, Taïwan, les États-Unis et même la Chine — tire profit à sa façon de l’existence du régime nord-coréen. Du point de vue sud-coréen, la réunification, si noble en théorie, serait une catastrophe économique. Intégrer une population appauvrie, sous-éduquée et culturellement isolée demanderait des décennies d’efforts, à l’image de la réunification allemande, qui laisse encore des cicatrices plus de trente ans plus tard. Officiellement, Séoul souhaite l’unification, mais dans les faits, elle préfère le statu quo.
La Corée du Nord permet aussi à la Corée du Sud de justifier un appareil militaire puissant, une conscription obligatoire et, surtout, la présence de dizaines de milliers de soldats américains sur son sol. Une armée nationale offensive et bien équipée devient ainsi légitime, sans déclencher les foudres de Pékin, puisque le discours officiel demeure défensif : il s’agit de se protéger du Nord, pas de s’armer contre la Chine.
Le Japon joue exactement le même jeu. Lié par une constitution pacifiste écrite sous supervision américaine, le pays ne peut théoriquement avoir qu’une armée défensive. Mais la montée de la menace nord-coréenne permet au gouvernement nippon de contourner ces limites et de reconstruire progressivement une capacité militaire crédible, notamment par l’achat de nouveaux navires, d’avions de chasse et de systèmes antimissiles. Cette militarisation, justifiée aux yeux de l’opinion par les missiles nord-coréens qui survolent parfois l’archipel, est en réalité dirigée contre la Chine.
Taïwan, quant à elle, voit dans la Corée du Nord un prétexte utile au renforcement de la présence militaire américaine dans la région. Dans le cadre de la « doctrine du porc-épic », l’île ne cherche pas à vaincre la Chine, mais à ralentir une invasion suffisamment longtemps pour permettre aux forces américaines de venir à sa rescousse. Les bases au Japon et en Corée du Sud, justifiées par la menace nord-coréenne, sont en réalité des atouts essentiels pour une intervention rapide en cas de conflit autour du détroit de Taïwan.
Mais c’est surtout du côté des États-Unis que la Corée du Nord joue un rôle stratégique central. Elle sert de justification permanente à un vaste déploiement militaire dans le Pacifique : radars, porte-avions, bombardiers stratégiques, missiles antimissiles et troupes stationnées à proximité immédiate de la Chine. Toute cette infrastructure sert non pas à contenir Pyongyang, dont la menace militaire reste relativement limitée, mais à surveiller et contenir Pékin. Le régime nord-coréen offre aussi aux États-Unis une base d’observation inestimable. Les radars situés en Corée du Sud permettent de surveiller l’intérieur de la Chine continentale, au point où Pékin a dû déplacer certaines installations balistiques vers l’ouest pour les mettre hors de portée.
La Chine, justement, entretient une relation ambivalente avec son allié encombrant. Elle fournit nourriture, carburant, engrais, machines et soutien diplomatique à Pyongyang, sans lequel le régime Kim s’effondrerait en quelques semaines. Pourtant, Pékin n’a aucun intérêt à une réunification de la Corée sous la houlette du Sud, car cela placerait un allié des États-Unis directement à sa frontière terrestre. En maintenant un régime tampon fidèle, fanatique, mais dépendant, la Chine se protège d’un encerclement stratégique tout en disposant d’un réservoir humain malléable dans l’éventualité d’un conflit prolongé — comme en témoigne la rumeur récente de soldats nord-coréens envoyés en renfort sur le front ukrainien aux côtés des Russes.
Le plus grand paradoxe, selon Tremblay, est que tout le monde déteste la situation actuelle — mais chacun y trouve aussi son compte. La Corée du Nord est indésirable, mais son effondrement est jugé intolérable. Sa présence alimente des récits utiles à toutes les puissances de la région : menace pour justifier l’armement, bouclier contre l’expansion adverse, catalyseur d’alliances militaires, outil de contrôle intérieur. Et pour Pyongyang, l’attitude est simple : pour rester pertinent, il faut rester menaçant. C’est pourquoi le régime continue régulièrement ses provocations, tests nucléaires ou tirs balistiques — non pas pour la guerre, mais pour exister aux yeux du monde.
Dans ce jeu de dupes géopolitique, la Corée du Nord est moins une anomalie qu’un rouage. Ce n’est pas parce qu’on ne l’a pas renversée qu’on ne le pouvait pas. C’est qu’il est stratégiquement plus utile, pour tous, qu’elle reste debout.
Sources :
Podcast Chaque jour sur Terre avec Benjamin Tremblay, épisode sur la Corée du Nord
Déclarations officielles des gouvernements sud-coréen, américain, japonais
Rapports du Pentagon China Military Power Report
Études sur la réunification allemande, Brookings Institution
Rapport annuel de l’IISS (The Military Balance 2024)
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