
Il y a actuellement 180 projets informatiques en cours au sein de l’État québécois. Ensemble, ils représentent une facture de 2,2 milliards de dollars. Et malgré cette somme vertigineuse, on continue de parler de retards, de dépassements de coûts, de systèmes inutilisables, et de plateformes qui ne livrent rien de concret à la population. Le constat est implacable : la gestion informatique de l’État est en crise.
Ce qui devait être des projets de modernisation est devenu un gouffre budgétaire. L’exemple le plus emblématique ? Le système d’information des finances et de l’approvisionnement de Santé Québec, le CIRFA. Initialement prévu à 202 millions de dollars, il en coûte maintenant plus du double – 408 millions – uniquement pour le volet finances et approvisionnement. Le projet accuse déjà deux ans de retard. Quant au volet ressources humaines, aucune soumission n’était conforme. Trois ans après le feu vert du Conseil du trésor, le flou règne toujours.
Ce n’est pas un incident isolé. Un rapport de Radio-Canada signé Thomas Gerbet révèle que 25 des 180 projets en cours dépassent leur budget de plus de 10 %, dont 11 de plus de 30 %. Et 66 projets sont en retard, parfois de plusieurs années. L’Université de Sherbrooke, par exemple, tente de se doter d’un simple CRM étudiant. Résultat : un dépassement de 162 %, six ans et demi de retard, et toujours pas de solution en vue. Un CRM – l’un des logiciels les plus communs dans le monde des affaires – refait de zéro, à grands frais.
Pourquoi ? Parce que l’État refuse systématiquement d’acheter des solutions éprouvées sur le marché. Il préfère faire développer des outils sur mesure, souvent avec des firmes qui multiplient les appels de service, les ajustements cosmétiques et les comités de validation interminables. À chaque modification demandée, on recommence le travail. On redessine l’interface. On repousse la date de livraison. Le tout, sans que personne ne soit véritablement imputable.
À cela s’ajoute une logique bureaucratique étouffante. Les exemples abondent : le projet SACLIC, devenu tristement célèbre, l’application ArriveCAN à Ottawa, ou encore le dossier santé numérique, qui change de nom à chaque gouvernement. Derrière chaque acronyme, une hémorragie financière. Derrière chaque entité nouvellement créée, une couche de complexité supplémentaire. Le ministère de la cybersécurité et du numérique, par exemple, a recommandé d’annuler le projet CIRFA. Mais Santé Québec, entité elle-même artificiellement créée, veut aller de l’avant. À 2 millions par mois de dépenses, même sans livrable, pourquoi pas ?
Ce qui est le plus choquant dans ce portrait, ce n’est pas tant l’incompétence apparente, mais le refus systématique d’apprendre. Partout dans le monde, les grandes entreprises utilisent des logiciels standards, éprouvés, abordables. Des géants comme Desjardins, Amazon, ou IKEA ne réinventent pas la roue : ils achètent des licences, ils s’abonnent à des services fiables. Pourquoi l’État québécois n’en fait-il pas autant ? Pourquoi s’entête-t-il à devenir développeur, testeur, et client unique d’un logiciel qui existe déjà ailleurs ?
Ce manque de pragmatisme coûte cher. Et il mine la confiance. Car pendant qu’on gaspille des centaines de millions dans des plateformes qui n’aboutissent jamais, les citoyens attendent des soins, des services, des réponses. Aucun patient n’a été soigné grâce au CIRFA. Aucun citoyen n’a été mieux servi grâce au SACLIC. Mais des millions ont été engloutis dans des projets mal conçus, mal gérés, mal justifiés.
Ajoutons à cela la vulnérabilité structurelle. Une cyberattaque récente exploitant une faille de Microsoft SharePoint a forcé le Québec à fermer plusieurs sites gouvernementaux, dont celui de Retraite Québec. Des milliers de citoyens se sont retrouvés dans le flou concernant leurs prestations. Comment peut-on encore croire que l’État a les moyens – ou la compétence – de gérer nos données sensibles dans ces conditions ?
La conclusion s’impose d’elle-même : il faut stopper net cette logique de centralisation et de développement sur mesure. Il faut imposer un moratoire sur tous les projets informatiques publics, évaluer sérieusement les options existantes sur le marché, puis acheter ce qui fonctionne déjà. Ce n’est pas une question idéologique, c’est une question de gros bon sens. Toutes les solutions n’ont pas besoin d’être québécoises pour être efficaces. Ce qui est québécois, c’est l’argent qu’on jette dans le vide depuis 20 ans.
Et surtout, il faut comprendre que le problème n’est pas que les gestionnaires, ni même la corruption – bien qu’elle existe. Le vrai problème, c’est la structure. Plus une entité est centralisée, plus elle est vulnérable aux erreurs, aux détournements, aux piratages. La meilleure protection de nos systèmes passe par la décentralisation, la transparence, et la responsabilité. Pas par des acronymes pompeux et des projets monstres gérés par 50 fonctionnaires en CC.
À ceux qui pensent qu’il est trop tard pour reculer, rappelons ceci : le biais des coûts irrécupérables est un piège mental. Ce n’est pas parce qu’on a dépensé 230 millions qu’il faut en dépenser 230 de plus. Ce n’est pas une honte de tirer la plogue sur un projet raté. C’est un signe de lucidité. Et de respect envers ceux qui paient la facture.
Sources :
Thomas Gerbet, Radio-Canada — « Santé Québec veut poursuivre un projet informatique que le gouvernement juge trop risqué », 2025
Podcast Yann & Frank, épisode sur le bordel informatique
Données du ministère de la Cybersécurité et du Numérique, Gouvernement du Québec
Rapports annuels de l’Université de Sherbrooke et de Retraite Québec
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